Todd et Onfray
Michel Onfray et Emmanuel Todd ont publiés chacun un livre (1) dans lequel les Gilets jaunes sont présentés comme des pauvres ou pour emprunter la terminologie télévisuelle : des démunis. Eh bien non, moi qui vis en province j’ai pu les observer ces fameux pauvres ! Ce qui les a poussés dans la rue, le déclencheur du mouvement, ce ne fut pas une baisse de leur pouvoir d’achat, ce que tout le monde peut revendiquer tant est bateau la proposition, mais l’apparition du Premier ministre Edouard Philippe à la télévision, le visage de marbre, la bobine du gars persuadé d’avoir raison annonçant une baisse de la vitesse sur les routes de 90 à 80 Km/h. Le petit peuple des villages a soudain compris que les ordres désormais viendraient d’en haut crachés par les élites, abrupts et sans discussion possible. Redevenus serfs, tiers-état, il devait courber l’échine et accepter. Là-dessus les journaux annoncent une augmentation du prix des carburants. Deux attaques frontales sur la bagnole, le seul moyen de transport et de loisir à leur disposition pour se rendre au travail, conduire les enfants à l’école, au judo, à la piscine... Pour vivre. C’était trop.(2)
Ces annonces et les explications vaseuses du genre « on va sauver des vies » ou « le prix du baril de pétrole a augmenté » quand on sait que d’une part la vitesse n’intervient comme cause d’accident qu’après l’utilisation du téléphone portable (consultation d’internet, GPS, détecteur de radar, film et messagerie) et la prise d’alcool, de médicaments et de drogues et d’autre part que l’augmentation du prix du carburant même baptisée « taxe verte » contribue à plus de 80% à alimenter les caisses de l’Etat. Sauver des vies humaines ? Noble tâche ; cependant un choc frontal entre deux véhicules roulant chacun à 80 km/h donne un résultat strictement équivalent à deux véhicules roulant à 90 km/h. En descendant à 25 km/h on peut espérer réduire les dégâts.
Messieurs les élites, il faut vivre dans ces villages où la poste, le percepteur, la gendarmerie, l’école, le curé, le médecin, l’épicerie et autres commerces sont partis au diable Vauvert. Il faut comprendre ces gens qui partent au boulot dans l’indispensable bagnole (plutôt diesel par soucis d’économie) et qui roulent sur des routes souvent semées de nids de poule, sautent sur plateaux et coussins berlinois dans chaque village traversé, avec la crainte au creux de l’estomac de ne pas arriver à l’heure au travail. Je ne parle pas du radar tronçon, à tourelle ou embarqué qui les traque sur les trente ou quarante km journaliers, à l’aller comme au retour. De quoi être dégouté de la campagne et de la fameuse mobilité des travailleurs. Que dis la CGT ou la CFDT dans tout ça ? Rien.
Ne nous étonnons pas de la désertification de nos villages ; laquelle va progresser encore quand les retraités qui occupent la maison de famille disparaitront. Ces retraités survivants qui pour trouver un dentiste, un médecin, un ophtalmo, passer un scanner ou simplement honorer un rendez-vous à la banque ou à la médiathèque font des kilomètres, à gauche, à droite, vers une sous-préfecture ou un village plus gros qui possède le service ad-hoc. Et les jeunes ? Agriculteurs, ils sont bien obligés d’être là. Jusqu’au jour où ils comprendront qu’ils peuvent habiter « en ville » et monter chaque matin dans leurs champs, comme des fonctionnaires.
Habitants des métropoles, des villes, qui possédez tout, les services publiques, les hôpitaux, les moyens de transports et les éléments culturels, musées, théâtre, cinémas, attendez encore un peu et vous pourrez acheter pour une bouchée de pain de chouettes résidences de campagne un tantinet décaties, faute d’entretien. Vous n’aurez plus qu’à creuser la piscine, si vous trouvez les artisans qui acceptent de se déplacer car eux aussi ont fui on ne sait où, au point où pour trouver un plombier, un couvreur, un électricien dans ces villages oubliés, c’est la croix et la bannière. Messieurs Onfray et Todd, les habitants de nos villages ne sont pas pauvres ; simplement ils n’ont aucun endroit où dépenser leur argent. Et l’Internet me direz-vous ? certains s’y mettent et la télé aide à ne pas se sentir en prison…
Je suis allé à Gigouzac, 275 habitants, dans le Quercy pour être précis, invité par un copain retraité. Le seul commerce ouvert c’est un bar municipal et pourtant le village est séduisant, avec ses maisons anciennes et pittoresques, traversé par une rivière rafraichissante. J’avais en gros 250 km à faire, j’ai strictement respecté les vitesses 80, 70, 50, 30. Pas d’autoroute ni de voies rapides, rien que des bleds déserts ou peu s’en faut, mais avec les tape-culs réglementaires ; et quand vient l’heure de midi, le dimanche impossible de déjeuner. Il m’a fallu 5 heures pour faire ces 250 km. Comme du temps où je roulais en 2CV. Où est le progrès ? Il est temps de se pencher sur les difficultés de la province et de ses indigènes car le risque est facile à identifie : faute d’aide elle se videra plus encore et ne nourrira plus les grandes villes. Comme l’Algérie, naguère exportatrice, nous achèterons notre blé à la Russie.
(1) Emmanuel Todd « Les luttes de classes en France au 21ème siècle » (seuil)- Michel Onfray « Grandeur du petit peuple (Albin Michel)
(2) On ne peut expliquer un fait social sans comprendre les actions individuelles dont il résulte. G Bronner-E Gehin.
Jean-Bernard Papi©
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