Vous avez certainement entendu parler des déboires du lieutenant-colonel Lebouc ? Non ? Souvenez-vous, ce type était entré en disgrâce dès son arrivée au ministère. Je ne me souviens plus à propos de quoi, par exemple ! À l'époque on entrait en disgrâce pour un oui ou pour un non. Plus souvent pour un non. Surtout quand ce non était jeté au visage d'un de ces ministres, écervelés et transitoires, qui croyaient détenir une Vérité Divine et vous contrariaient à tout bout de champ à propos de l'emploi des hommes ou de l'affectation des matériels. Bref, Lebouc avait déplu et s'était retrouvé en "arabesque latérale" selon Peter, c'est à dire qu'il fut éjecté, après une promotion au grade supérieur, dans un bureau magnifique mais sans occupation d'aucune sorte. Il n'avait rien à faire, et, quand je dis rien à faire, c'était réellement rien, strictement rien. Quand il leur posait la question, ses supérieurs répondaient évasivement, lui laissant entendre que plus tard peut-être, mais que pour l'instant... À part s'occuper du photocopieur, ils ne voyaient pas... N'ayant aucun personnel sous ses ordres, et donc non assujetti à donner l'exemple, Lebouc se permit d'arriver et de repartir de son bureau aux heures qui lui convenaient. Quand il faisait beau, au lieu de s'engouffrer avec les autres sous le porche sévère du ministère, il flânait le long de la Seine et visitait les monuments de la capitale. La tenue militaire n'étant guère pratique pour faire du tourisme, il s'habilla en civil. Ces sortes d'activités irritèrent fort un certain nombre d'envieux, car Lebouc s'était fait des ennemis implacables en disposant, contre toute logique, du plus beau bureau du ministère. C'était une pièce vaste et claire, dont les fenêtres donnaient sur la cour d'honneur, presque à l'aplomb du bassin où évoluent les canards qui portent le nom des ministres qui se sont succédés dans les lieux (1). Ces envieux, tous officiers de haut rang, le dénoncèrent comme étant l'occupant très épisodique d'un bureau confortable, spacieux etc. Le général Martineau le convoqua, le pria de se remettre en tenue militaire, puis le sermonna vertement. On était en juin, dans la cour d'honneur les rosiers explosaient en bouquets, les vieux platanes hébergeaient tous les merles du quartier et, canes et canards s'offraient des fêtes nautiques et vénitiennes dans leur bassin. Touché par tant de grâce et de beauté, Lebouc décida de devenir un occupant modèle. L'après-midi même, il découvrit, sur sa table de travail, la présence bourdonnante et affairée d'une grande quantité de mouches ordinaires qui y avaient pris pension en son absence. Muni d'une tapette, il s'adonna alors aux joies distinguées de la chasse. Il nota sur son agenda, et ceci dès le premier soir, ses résultats sous la rubrique "Destruction de parasites divers" : dix mouches, deux guêpes et une punaise des bois. Le lendemain il nota : temps orageux, seize heures, dix-sept mouches, une abeille, trois guêpes et un taon. Et ainsi de suite chaque jour et presque heure par heure. Par nécessité, il étudia les diptères brachycères de la famille des muscidés au point de savoir, au bout de quelques semaines, distinguer la mouche commune (musca domestica), de la mouche espagnole (cantharide du frêne, hé hé !), mais aussi des lucilies vertes et bleues, des mouches à merde (stercoraires), de la célèbre drosophile et de la mouche des urinoirs (teichomysa fusca). Il fut conquis par le monde merveilleux de monsieur Fabre qui s'épanouissait au cœur du ministère de la guerre. Il se comporta alors en véritable savant, tint des statistiques, rapprochant la présence de telle ou telle mouche avec les WC bouchés, la mauvaise viande de la cantine, le cheval du général de Quatrefigues (cas d'une mouche hypoderme) lequel attendait, de temps à autre, son cavalier dans la cour d'honneur. En deux mois il en sut assez et l'idée d'en faire un rapport à ses chefs se mit à le titiller. Il établit d'abord, et démontra en trois points, la nécessité impérative de suivre la population des muscidés pour des raisons d'hygiène, de surveillance du territoire et de stratégie. Car il était clair qu'en ces temps troublés, n'importe quel ennemi pouvait introduire de redoutables maladies dans le ministère, par l'intermédiaire de ces insectes ailés. Il dressa ensuite le tableau des mouches trucidées, par familles, en fonction de la température extérieure, de l'hygrométrie et de l'aérologie en général. Il introduisit des variables dépendantes des WC, de la cantine et du général de Quatrefigues. Sa conclusion, favorable à la poursuite des statistiques, devint une référence en matière de démonstration positive. Elle se terminait par une phrase lourde de conséquences : La population des muscidés variait-elle d'un bureau à l'autre ? Le rapport tenait en vingt pages d'écriture serrée. Il fut adressé au ministre et transmis par la voie hiérarchique. Le premier à le lire fut le général Martineau. Comme en semblable cas, il se contenta de lire la première ligne et la dernière qui l'alarma fort. Sans trop savoir de quoi il en retournait réellement, il retranscrivit la question fondamentale sur une fiche d'avis destinée au ministre : "La population des muscidés varie-t-elle d'un bureau à l'autre ?" Il ajouta même finement : "Si oui, c'est très grave." Il y annexa quelques appréciations sur la manière de servir du lieutenant-colonel Lebouc, comme c'était l'usage. Ne sachant quelle était la couleur politique de ce dernier, le général Martineau s'arrangea pour que ses appréciations soient parfaitement insipides et totalement dépourvues d'aspérités Après lui, le rapport parvint chez le chef de service qui émit un avis favorable et établit une fiche en reprenant les idées de Martineau auxquelles il ajouta une considération aigre-douce sur les chevaux, car c'était un artilleur qui détestait les cavaliers. Le ministre s'indigna qu'il y eût autant de sortes de mouches dans son ministère et approuva l'extension de l'expérience à tous les bureaux. Il signa le soir même la note de service. En un mois, Lebouc fut submergé par les statistiques de ses collègues et les cadavres de leurs mouches. Le général Martineau accepta très volontiers de lui affecter deux secrétaires. Le bureau de Lebouc, six mois plus tard, fut un des premiers à être informatisé. Il diffusa alors des tableaux pré-imprimés où il suffisait de remplir les cases. Ses machines bourdonnèrent du soir au matin en réclamant sans cesse de plus en plus de grain à moudre. On fit des heures supplémentaires pour que le rapport hebdomadaire parvienne à temps au ministre. Il pesa jusqu'à trois kilogrammes. On négligea le travail de préparation à la guerre, on oublia les plans de réforme, les plans de mobilisation et les plans d'équipement. Cependant, vu de l'extérieur le ministère était une ruche excitée, exactement comme si un conflit était devenu imminent. Satisfait de travaux qui avaient le mérite de coûter très peu et de donner des résultats immédiats, le ministre fit un briefing à ses collègues lors de la réunion interministérielle du mercredi matin. Comme on avait eu la bonne idée de classifier les documents "Secret Défense", très peu de curieux, et encore moins de journalistes, furent admis à y fourrer leurs nez. Quelques mois plus tard l'Education Nationale et la Santé déléguèrent quelques hauts cadres qui vinrent s'instruire chez Lebouc. Celui-ci fut contraint de mettre sur pied un centre de formation qui termina d'occuper tout le premier étage, et qui ne désemplit pas semaine après semaine. Toujours plus à l'étroit, ses services, ses machines, son personnel technique et son personnel opérationnels se virent affecter un immeuble tout neuf de onze étages. Le général de corps d'armée Lebouc est depuis demeuré à la tête de son vaste commandement en serviteur zélé de la patrie. Mais beaucoup de ses amis pensent qu'il est temps pour lui de briguer un poste à sa mesure et sous-entendent qu'un jour, dans le bassin du ministère, un canard portera son nom.
(1) Dans le temps chaque ministre offrait un canard avant de partir vers de meilleurs horizons.