Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
                                       L'enfance d'un chef,  2ème partie.




    Une poussée de fièvre lui embruma la vue. Fumier ! Il avait gardé ça ! Il ne l’avait même pas effacé. Il l’avait conservé tel quel ! Il n’en revenait pas. Conservée comme la preuve de la faiblesse du fils face à l’exigence morale du père, face à son inflexibilité de mentor. Une preuve de son éthique, comme il disait. Conservée comme d’autre conservent la tête d’un dix-cors, une belle prouesse de chasseur. Durant tout le temps qui avait suivi, et dès le lendemain de l’incident, car ce n’était rien d’autre qu’un incident, il s’était efforcé d’oublier l’ardoise. Mais son souvenir était tapi comme un scorpion dans un coin de sa mémoire, toujours prêt à lui sauter dessus pour lui filer la fièvre, comme aujourd’hui. Il avait beau le chasser, en minimiser l’importance, il revenait au moindre signal pour le piquer.

   Son père l’aurait détruite, cela aurait été un signe de renoncement. L’affaire serait devenue son affaire à lui, l’affaire du fils, quelque chose de personnel qu’il pouvait maîtriser et conduire à sa guise, en son âme et conscience. Mais il l’avait gardée pour bien lui montrer qu’à ses yeux c’était aussi son problème ; c’était un événement « d’une extrême gravité » c’étaient ses termes, un évènement qu’il ne lui pardonnait pas. Il s’assit sur une malle et sortit son mouchoir. Il s’essuya les mains et le front. Une fine sueur jaillie d’un coup lui mouillait tout le corps. Honte sur lui le fils, mais surtout honte de ce père qui n’oubliait rien, qui gardait tout, le bon et le mauvais, pour plus tard, comme un peseur d’âmes. Pour le jeter aujourd’hui au visage des vivants, à l’image de ce « peu de dons » lancé comme un anathème à Jeannot Lacase. Le Grand Inquisiteur, le Père la morale, c’est ainsi que l’avait surnommé Jeannot. Ce qui faisait rire Antoine. Mais il ne riait pas aujourd’hui. Il croyait avoir été pardonné, depuis si longtemps, mais rien du tout. La preuve était sous ses yeux, dans cette ardoise d’écolier. Il avait pourtant tout fait pour cela, et dès le lendemain. Il avait obéi au doigt et à l’œil, s’était marié selon ses vœux, même les prénoms de ses enfants avaient reçu son aval. Pas question de lui résister ; il valait mieux se faire oublier et compter sur le temps qui passe pour remettre les compteurs à zéro.
  Il n’y avait pourtant pas de quoi fouetter un chat. Il devait avoir à l’époque huit ou neuf ans et n’était pas encore dans la classe de son père mais dans celle qui précède. Un mercredi après-midi, en cachette de sa mère, avec des copains d’école il s’était rendu dans l’épicerie du village. Ils devaient tous chiper quelque chose. Une sorte de rituel qui devait en faire des amis à vie au sein d’une bande héroïque censée les lancer dans des aventures mirobolantes. À cause des miroirs disposés au-dessus des gondoles, il s’était fait pincer alors qu’il volait une plaque de chocolat. Avec les carambars, les autres s’étaient mieux débrouillés et étaient sortis sans encombre. Il avait fallu qu’il fasse le mariole en choisissant une plaque de chocolat, et la plus chère encore.
   À l’épicier qui l’interrogeait, il avait déclaré en pleurnichant que ce chocolat était pour son petit frère qui n’en avait jamais goûté parce que sa famille était très pauvre. L’épicier avait prévenu son père. Lequel avait bricolé l’ardoise et l’avait promené le lendemain de classe en classe, des petits aux grands, avec ce « voleur et menteur » autour du cou. Il avait eu honte au point d’en tomber malade. Après un « pain sec et à l’eau » d’une semaine il était retourné en classe. Il le fallait bien, malgré qu’il ait préféré se sauver en Afrique ou ailleurs, le plus loin possible. Mais on n’échappe pas comme ça au monde des adultes, et encore moins facilement à celui des enfants. Par la suite, ses condisciples s’étaient chargés de lui rappeler sa faute ; à lui, le fils de l’instituteur détesté. C’est à ce moment-là qu’il avait eu sa première bagarre avec un grand à la langue trop bien pendue. Il l’avait étendu d’un magistral crochet au menton. Peu après son père qui le tenait à distance et ne lui parlait que du bout des lèvres et seulement pour l’essentiel, s’était rapproché de lui de nouveau. D’un coup de talon il pulvérisa l’ardoise. Pendant que brûlaient les cahiers, l’incinération du vieux lui revint en mémoire. Il voulait à l’époque garder l’urne près de lui, chez lui, mais aujourd’hui il n’en était plus si sûr. Finalement, le Grand Inquisiteur ne méritait que la décharge publique... Croyait-il bien faire en lui écrabouillant son enfance ? Après ce qu’il venait de découvrir, il en doutait. C’était juste un charognard... Mais c’était son père.
  Au Noël de la même année, au lieu de la bicyclette tant espérée il avait reçu un jeu qui s’appelait « Gendarmes et voleurs ». Il était toujours là d’ailleurs ce jeu, rafistolé de scotch, rangé dans une caisse avec l’imprimerie scolaire, les cartes d’état-major, le rétroprojecteur… Tout un matériel pédagogique acheté par son père sur ses deniers. « C’est un cadeau de ton père, lui avait dit sa mère, ça t’évitera de te faire prendre plus tard. » Tout à sa déception, il n’avait pas saisi l’allusion. Aujourd’hui, il comprenait. S’il avait été si cruellement puni, c’était surtout pour s’être fait prendre. Pour ne pas avoir été assez malin. Son fils, le fils de l’instit, devait être non seulement le meilleur en classe, mais aussi le plus malin… Comme le père Dupon. Cependant cette prise de position à l’encontre de ses convictions d’honnête homme, n’avait pas pu se faire chez ce Père la morale, sans déchirements intérieurs, sans renoncements et débats de conscience.
  Il déballa un sandwich et ouvrit une bouteille sortie de la cave de son père. Ce vin fin, là encore, ne correspondait pas à l’image austère qu’il conservait de lui. Tout faire pour que son Antoine réussisse, pour qu’il soit loin devant les autres avait été son seul idéal, son seul engagement, son but unique. Son talent de pédagogue avait été pointé sur cette seule tâche, comme une arme. Exactement comme une arme. Il mesurait aujourd’hui ce que cela avait dû lui coûter d’efforts sur lui-même, d’amour refoulé, et surtout de privations. Car son père aimait voyager, pêcher et même naviguer en mer, il s’en était rendu compte lorsqu’ils s’étaient installés à Royan. Il regretta d’avoir jeté l’ardoise au feu. C’était un chaînon entre son père et lui qu’il avait stupidement détruit, mal conseillé par sa colère.  Il en était persuadé maintenant, elle avait été laissée intentionnellement comme tout le reste, pour qu’il réfléchisse un jour sur lui-même, sur cette époque si importante qu’avait été son enfance. Pour qu’il mesure le chemin d’Hiersac au Palais Bourbon. L’ardoise, semblait-on lui dire aujourd’hui, ne représentait qu’une péripétie, une mésaventure cruelle certes, mais mineure et fortifiante face à ce qui l’attendait.
   Comme député bien entendu, mais surtout comme ministre il allait souffrir dans son orgueil et avaler des dizaines de couleuvres, de pleins verres de vinaigre, avec le sourire. La moitié du pays allait lui tomber dessus à bras raccourcis, et pas seulement les épiciers, tandis que l’autre moitié réclamerait à grands cris. Il allait devoir se montrer malin. Et impitoyable avec les autres autant que sévère avec lui-même ; c’est ce que lui faisait comprendre l’ardoise.
  Après tout, pourquoi vendre la villa ? Rien ne pressait. Les cendres de ses géniteurs seront tout à fait à leur aise dans le petit jardin, près des rosiers. Il n’était pas obligé non plus de se faire bronzer du matin au soir quand il viendrait en vacances. Et il y avait le Garden, pour le tennis… Il allait attendre que les prix de l’immobilier grimpent encore. C’est du moins ce qu’il dira à Cécilia. 
                                               
Jean-Bernard Papi ©
          


                                                            Royan-Pontaillac