Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                        Il n'y a de recette de jouvence que le rire.
                       Partageons nos plaisirs. Vous lisez ! J'écris !      
      rosalie






 



















           


                          Réflexions  autour de 2 exemplaires du journal.          
                             « Les Tablettes des deux Charentes »…

 
   


  J’ai sous les yeux deux journaux rescapés du tout début du XXème siècle, deux exemplaires de « Les Tablettes des deux Charentes »,  abandonnés sur le haut d’une armoire depuis bientôt cent dix ans ! Ce qui m’oblige, par parenthèses, à douter de l’efficacité des différentes femmes de ménage de la famille.
  Leur date de parution ? Mardi 18 février 1908 et jeudi 20 février 1908 ; en 1908 "Les Tablettes 
des deux Charentes" affichent déjà 101 ans de publication ! Ce à quoi peu de journaux actuels peuvent  prétendre, mis à part Le Figaro qui se targue d’être né sous Charles X (vers 1830). Le premier numéro des « Tablettes» est donc né en 1807, sous Napoléon 1er. Ceux qui sont en ma possession portent les numéros 20 et 21 de l’année 1908. "Chaque numéro, est-il écrit, parait les mardi, jeudi et samedi pour la somme de 10 centimes (1) dans le département de  Charente-inférieure, et 15 centimes ailleurs". (Remarquez que sur « Les Tablettes des deux Charentes »: « les mardis, jeudis et samedis » s’écrivent alors sans s, par contre la locution : « deux Charentes » porte la marque du pluriel.)
   « Les Tablettes des deux Charentes »  se déclarent ouvertement journal politique. L’administration et la rédaction siègent 123 rue Chanzy à Rochefort-sur-mer et l’agence Havas est chargée de le pourvoir en annonces. Le journal se compose d’une feuille de papier fort pliée au format « Cavalier » soit 62cm par 46cm, un format imposant et peu pratique qui n’offre que 4 pages au lecteur. L’écriture serrée est imprimée à la presse, peut-être en Didot, les titres sont en gras d’une taille variable allant jusqu’au centimètre pour les plus gros. On compte six colonnes par page, les articles courts sont séparés par un saut de ligne ou un trait gras, il n’y a pas de logique particulière qui place un article par rapport à autre, sauf peut-être la nécessaire économie de papier. Voila pour la présentation.
  - La première page, la "Une", comporte des informations d’ordre général couvrant le monde, la France et ses colonies. On y relève par exemple que Pittsburg est sous les eaux et que 20.000 hommes sont de ce fait au chômage, qu’à Calcutta 10.630 soldats ont été envoyés contre les Zakka-Khels, une tribu indienne en révolte contre l’Angleterre, qu’en Chine des rebelles ont pillés des écoles catholiques et massacrés plus de cent élèves, qu’au Maroc, Moulay Hafid a adressé aux corps diplomatiques une demande pour mettre fin aux opérations militaires dans la région de Casablanca, et qu’enfin le calme étant complètement rétabli à la frontière algérienne, le général Lyautey va quitter son poste pour venir à Paris.
   En France, M. Ribot député du Pas-de-Calais (2) a démontré, au Palais Bourbon, l’inanité et le péril de l’impôt sur le revenu que propose le ministre Caillaux. (L’impôt sur le revenu est en discussions à la Chambre des députés, il ne sera voté qu’en 1914 et institué en 1917). M. Ribot rappel les multiples tentatives d’amélioration fiscales qui sont tombées à plat « Votre préoccupation est d’atteindre les riches, souligne-t-il, mais croyez- vous que la situation des gros fermiers soit très enviable ? Un gros fermier qui paye aujourd’hui 100 francs va en payer 700 ou 800. » M. Ribot reproche vivement à M. Caillaux d’avoir déchaîné les passions contre « les privilèges bourgeois » « Vous créez l’instrument, vous ne voulez pas en abuser, soit ! Mais d’autres demain en abuseront et vous en aurez la responsabilité… » Quelle prescience !
  Les lois sociales de la république, observent Les Tablettes des deux Charentes  « n’ont pas beaucoup de succès. La loi sur l’assistance des vieillards aboutit manifestement à des résultats dérisoires tout en coûtant fort cher. La loi sur le repos hebdomadaire ne peut encore trouver le moyen de se mettre sur pied et son application est vite devenue la chose la plus complexe du monde. » Le journal observe également que le régime des retraites ouvrière à l’étude parait sous évalué financièrement par les députés.
   M. Clémenceau, président du conseil confie à un sénateur de droite : «  Nous marchons vers la guerre avec l’Allemagne, l’Angleterre l’exige. » (Rapporté par M. Oscar Havard.)
  La gendarmerie est menacée d’être rattachée au Ministère de l’intérieur dans le cadre des économies à réaliser sur le budget. Le général Bourrely rédacteur de l’article, et les officiers de la gendarmerie s’y opposent. Ils dénoncent le manque de candidats gendarmes et notent que les soldes sont peu attractives et qu’en outre « les gendarmes s’habillent à leurs frais et  achètent leur monture ». Le général Bourrely ne croit pas en la vertu d’une école pour la gendarmerie, lui préférant une augmentation substantielle des soldes. Il précise qu’un projet de gendarmerie mobile de 2000 hommes destinés au maintien de l’ordre en province est à l’étude.
   Les jeunes filles réclament des places (au travail). Les Tablettes font remarquer que pour vider les institutions religieuses on a créé des collèges et lycées pour les jeunes filles sans qu’elles aient la moindre perspective d’avenir leurs diplômes obtenus. En 1908, 34.262 élèves sont présentes dans les classes du secondaire Le journaliste écrit « On est loin des railleries, des critiques qui au début accueillirent les premières fillettes osant se risquer dans un établissement secondaire. » Pour obtenir leur place dans la société elles ont constitué une association… Ce mouvement féministe, conclut le journaliste, promet vraiment d’être fort intéressant. »
   La Une se termine par l’inévitable feuilleton, ici deux chapitres, de : Le Prix du Sang par Jules Mary. Notez bien que ce qui est exposé dans cette page, le statut des gendarmes, le féminisme, l'impôt sur le revenu, trouve des échos encore dans l'actualité d'aujourd'hui.
  - Dans ses pages intérieures Les Tablettes des deux Charentes consacrent une large diffusion aux promotions, nominations en France et dans les Colonies. Elles concernent avant tout, Rochefort oblige, les médecins de la marine, les marins, officiers et sous-officiers et fusiliers-marins de Cherbourg, Rochefort, Brest et Toulon. Elles comprennent également les listes d’embarquement des matelots, sous-officiers et officiers ainsi que les mariages, décès et naissances chez les officiers et édiles de la région. En cela Les Tablettes est un média parfait qui s’adresse avec pertinence à ceux qui sont concernés expressément. On y apprend aussi qu’une explosion de chaudière sur le Jeanne d’Arc a fait plusieurs morts et qu’il s’agit du deuxième accident de ce genre. Sur plusieurs bâtiments dont « La Patrie »; autres avaries : les tubes des canons de 47 se décollent… Et M. le médecin de 1ère classe Amédée R. H. Brochet est nommé Médecin Principal… M. Brochet est l'époux de l'égérie d'Alain-Fournier, Yvonne de 
Quièvrecourt qu'Alain-Fournier rencontrera de nouveau après la publication du Grand Maulne dans les jardins de la marine à Rochefort (4). Voir page suivante.
  Il est écrit aussi que les Indo-Chinois, en Indo-Chine pourront accéder au même titre que les Français aux emplois administratifs, judiciaires et aux offices publics et aux grades dans l’armée indigène à compétences égales. (Courrier d’Haïphong).
 
La Chronique. Une sorte de fourre-tout, rassemble un certain nombre d’articles supposés ne pas correspondre et/ ou correspondre à l’optique, Catholique et antidreyfusarde des tablettes. Ainsi le journal voit d’un mauvais œil le ministre de la guerre, le général Picquart (voir l’affaire Dreyfus à son propos. Celui sans qui Dreyfus n'aurait jamais retrouvé la liberté), lequel a mis à pied un officier de la garde républicaine, le lieutenant Herbelot, qui était allé serrer la main d’un prévenu antimilitariste à l’issue d’une audience en correctionnelle.
  Á Brest « Les républicains …émettent le vœu que l’union la plus complète des amis de l’ordre contre l’ennemi collectiviste (les socialistes) se fasse sur son nom. » (Sur le nom du sénateur Delobeau.) Á Brest encore le capitaine d’infanterie coloniale Paul Marabail vient de soutenir une thèse en Sorbonne pour le doctorat d’Université portant sur « Le cercle de Cao Bang » (3).
  Á Niort Depuis lundi matin, les ouvriers maçons et tailleurs de pierre sont en grève : ils demandent  une augmentation de 25% sur le salaire actuel de la journée de onze heures ou 30% d’augmentation et la journée de dix heures.
   Au théâtre de Rochefort les 20, 21, 22, et dimanche 23 représentation de Cyraunez de Blairgerac, pièce satirique en 1 acte et en vers. Au cours de ces soirées, débuts de Mmes Mareuil 1ere chanteuse légère d’opérette et Lornay chanteuse de genre et satirique. Prochainement Mme Barthel chanteuse grivoise ( ?) à voix, de la Cigale.
   Monsieur Léon Daudet, apprend-on, éreinte La vie de Jeanne d’Arc d’Anatole France : «  Naufrage du talent, de l’esprit, du cœur, naufrage de tout. Ô châtiment !... » écrit-il  (Anatole France y est qualifié de maître dreyfusard).
  - La quatrième page comporte essentiellement le coût des denrées, céréales, foin etc sur les marchés locaux et nationaux, le service du chemin de fer au départ et à l’arrivée de Rochefort, les adjudications et les annonces payantes ainsi que les publicités. Publicité pour des remèdes certifiés excellents (dont un malade d’aujourd’hui ferait bien de se garder).
  En conclusion, quelle opinion peut-on se faire quant à la véracité des faits qui sont exposés dans Les Tablettes ? Difficile à dire, sauf à vérifier chaque article et encore. La phrase de M. Clémenceau relative à la guerre contre l’Allemagne voulue par l’Angleterre fait froid dans le dos six ans avant l’attentat de Sarajevo et le début de la Grande Guerre ;  comme dans n’importe quel journal il y a une part d’omissions voulues et  plusieurs parts de pseudos vérités difficiles à déceler, ce qui ne peut faire de toute façon l’objet de cet article. Enfin, n’y a-t-il pas dans cette courte évocation de la « Belle époque » à travers « Les Tablettes des deux Charentes »  comme un parfum d’aujourd’hui ? On y aborde les mêmes sujets en des termes bien peu différents, preuves que les soucis de nos aïeux ressemblaient fort aux nôtres.
                                         
Jean-Bernard Papi © 2014

(1) En 1908 cent cartes de visites de bonne qualité valaient 1 franc, soit à peu près, pour cent cartes de visite, 25 € d’aujourd’hui ce qui ramène « Les Tablettes des deux Charentes » à 2,5€.
(2) Alexandre Ribot 1848-1923, polytechnicien, député puis sénateur: « Ribot, savez-vous ce que j'ai rêvé de vous cette nuit ? lui dit un jour M. Caillaux. Un rêve bien pénible. Je vous voyais au purgatoire car vous n'irez pas en enfer. Vous êtes un brave homme. Vous n'irez pas non plus directement au ciel, vous n'êtes pas parfait. Vous étiez donc au purgatoire où vous enduriez de cruels tourments : vous aviez à côté de vous un ange qui vous disait tout le temps du bien de vos amis. Vous souffriez horriblement. » M Caillaux (Mémoires) voir Wikipédia pour plus de détails.
(3) Cercle : région administrative et militaire d’une zone frontalière avec la Chine.
(4)  Alain-Fournier s’est-il (réellement) inspiré d’Yvonne de Quièvrecourt  pour décrire Yvonne de Galais, personnage principal de son livre « Le grand Meaulnes » ? C'est très probable. Voir mon article page suivante.

                        
                                                                          
 à suivre,