En avoir ou pas.
As-tu un site ? un e-mail, un accès ? un zizi-pan-pan ou un portail personnel branché sur internet ? As-tu des pokémons à vendre ou à échanger ? Tels sont, parmi bien d'autres de moindre importance, les questions majeures du moment, les premières chez les grands, la seconde chez les petits. Quand je dis grands c'est façon de parler. Personne ne peut être qualifié de grand aujourd'hui comme au temps où l'on disait Pierre le Grand ou le Grand siècle ; on est grandi tout au plus, "fabriqué", "monté", comme une mayonnaise si l'on peut dire, dans le sens de la hauteur. Admirable publicité qui vend de l'internet et des pokémons à tour de bras. Formidables publicitaires aussi ; l'un qui s'occupait d'une agence branchée sur le fond de teint triple épaisseur et les déodorants pour mineurs de fond, a placé François Mitterrand sur orbite, avec un égal succès. L'autre, créateur d'une réclame pour un soutien-gorge, le wonderbra dont on dit le plus grand bien, salut les garçons ! voulait relancer Tony Blair comme s'il s'agissait d'un tout nouveau modèle de moule à tarte.
Chacun sait comment procéder : Matraquage par répétition du nom du produit que l'on veut "défendre" et ce le plus souvent possible sur tous les médias. C'est ainsi qu’agit pokémon sur TF1 durant les matinées réservées aux enfants par la bouche d'un professeur dont la parole ne peut être mise en doute par nos bambins. Le but est de vendre du film, des tricots de peau, des chaussettes et des images avec des pokémons dessus. Les pokémons, pour ceux qui décidément se refusent à être de leur siècle, sont des animaux hybrides, élevés sur ordinateur par nos chers petits dans le but d'en faire des combattants, des sortes d'esclaves gladiateurs, sortis de la cervelle d'un généticien atteint de delirium tremens.
Mais modérons nos commentaires venimeux, après tout c'est peut-être ainsi que seront ficelés nos animaux de compagnie dans quelques dizaines d'années. Rien de plus dans tout ça que le business habituel, sauf que pokémon s'adresse à des enfants. Lesquels enfants détiennent apparemment les cordons de la bourse puisque les affaires marchent du feu de Dieu chez nos amis japonais et qu'on a vu des parents affolés courir dans tout Paris pour acheter le pokémon rare et indispensable pour que junior passe une bonne nuit. On ne peut rien refuser à la petite Mégane et au petit Jules !
Si je me souviens bien de mes cours de psychopédagogie d'il y a trente ans, on démontrait alors que le coefficient d'intelligence de la population française, ou de toute autre population, c'est à dire le rapport de l'âge mental à l'âge réel mesuré à un âge donné (17 ans), suivait une courbe dite en cloche, ou courbe de Gauss. À gauche du sommet la partie de la courbe contenant les 50 % de ceux dont le QI était inférieur à la moyenne (100), avec à son extrémité basse les 5 % d'"arriérés" ou oligophrènes. Ces 5 % comprenant les idiots entièrement dépendants, les imbéciles instables et incapables de vivre seuls et les débiles dont l'insuffisance se caractérise par une lenteur des acquisitions, une médiocrité intellectuelle et une grande suggestibilité. Les 45 % de QI inférieur à la moyenne ayant des comportements que l'on pourrait pudiquement qualifier d'irrationnels s'estompant au fur et à mesure où l'on s'approche du sommet de la courbe. La partie de droite est symétrique à la première et intéresse une population, vous l'aurez compris, dont l'intelligence est supérieure à la moyenne jusqu'à, naturellement, atteindre le génie (5 à 2%). Ceci pour faire comprendre que l'on ne changera pas le comportement de certains, même en répandant la culture comme jadis les engrais... Bien entendu, je calmerai ceux qui vont grimper sur leurs grands chevaux à la lecture de ce paragraphe, en disant que certains scientifiques politiquement corrects ou asservis à une idéologie, contestent ces données et voient plutôt une droite horizontale où tout le monde il est beau et tout le monde il est gentil. Egalitarisme n'est-ce pas ...
En une semaine d'observation, bien installé dans son fauteuil, le téléspectateur (ou l’auditeur) voit défiler et entend, à l'heure des informations sans que personne ne s'en offusque, et plusieurs fois par semaine, une bande d'acteurs dynamiques et bronzés vanter le film "épatant" dans lequel ils se produisent. (En bénévoles ?) C'est aussi le chanteur "merveilleux" qui sort de sa retraite où il se livrait à la méditation tantrique (En vérité, il est fauché) pour lancer, avec ses potes journaleux, l'album du siècle ou le CD de sa vie. Est-ce bien là ce que l'on appelle de l'information, messieurs les journalistes si chatouilleux sur la déontologie chez les autres ?
C'est le business me direz-vous et tout le monde trait la bonne et aimable vache qu'est le public. Bon soit ! Mais pourquoi ne pas en faire autant pour la peinture et le livre ? Ça existe déjà ? Ah bon, je n'avais pas remarqué. Ou pour autre chose alors, la santé par exemple. Ça existe aussi à midi pendant le repas. Il va de soi que j'achète tous les disques dont les médias me vantent la teneur, de même que je me rends dans toutes les salles de cinéma pour bronzer à mon tour à l'ombre des navets avec l'état d'esprit d'un petit communiant marchant vers l'autel du bonheur, le cierge à la main.
Le message c'est le média, a écrit Mac Luhan et d'ajouter : "Nous sommes tout à coup désireux de voir les gens et les choses se montrer tels qu'ils sont". Tels qu'ils sont ? Pas si sûr, ou alors c'est dans l'émission "Le millionnaire". En fait ce que je veux, moi ménagère de moins de cinquante ans, ce n'est pas écouter le disque, pas plus que je n'ai envie de voir le film, ce que je veux c'est qu'on m'en parle avec la voix la plus agréable possible posée sur le visage le plus avenant possible. Plus tard, moi ménagère, j'achèterai le CD, ou j'irai voir le film, peut-être. Ce sera à l'occasion d'une sortie avec des copines, d'un cadeau à faire à la tante Marthe du Vésinet, ou afin de vérifier l'excellent avis d'un « bouche à oreille ». Qu'avons-nous à faire dans le fond, de l'opinion de ces gens qui manifestement sont payés pour dire du bien d'un produit de consommation. Comme on en voit tant le faire dans les rayons des supermarchés sans avoir à se camoufler derrière leur prompteur. Quelle différence dans ce cas entre un film, un disque promotionné à la télé et la moutarde ou la lessive promotionnée chez Carrefour ou Auchan ? Aucune, si ce n'est le média. Mais c'est vrai, l'important c'est le média... J'ajouterai que, le sachant, tout ça devient un jeu ou plus personne n'est dupe. Je me souviens qu'un jour, dans une fête foraine, un bonimenteur proposait de faire tomber des piécettes posées sur une quille à l'aide d'un projectile, une rondelle de plomb en l'occurrence. Les pièces tombées à l'intérieur d'un cercle permettaient de gagner un lot, une bouteille de vin mousseux pour le meilleur tireur. Pour une raison qui m'échappe mais certainement liée à la hauteur de la quille, au diamètre du cercle et à la distance de tir (La formule complète est classée Secret Défense, ne cherchez pas), il était impossible, ou pratiquement impossible sauf coup de veine inouï, de gagner un lot. Pourtant grâce au bagout du forain beaucoup tentaient leur chance. Plaisir du jeu ? appât du gain ? stupidité ? suggestibilé ? Un peu de tout pour l'observateur attentif, mais la force du boniment était irrésistible. On sentait couler le mousseux dans sa gorge.
On se laisse facilement envoûter par une théorie qui a toutes les apparences du vrai, l'histoire le prouve à toutes les pages de ses manuels, en plus si elle conduit au bonheur, c'est le pied. Ce sont les bonimenteurs qui gagnent, bonimenteurs ou bons menteurs, la liste serait longue à les citer tous. Eux ou leurs acolytes, car le bonimenteur en chef se tient souvent dans l'ombre et fait parler pour lui des sbires, des spadassins du verbe. Plus le bonimenteur à de complices, plus c'est efficace. Comment qualifier la victime, si victime il y a ? De gogo, d'imbécile, de gobe-mouche ? Rien de tel. Il n'y a pas de victime qui ne soit elle-même complice à des degrés divers du bonimenteur, à un moment ou à un autre. Chacun sait que les tours de prestidigitation ne sont que des prouesses techniques soigneusement mises au point. Il n'empêche que le mot de magie -c'est magique- coure sur toutes les lèvres et que le bonimenteur, souvent plus cascadeur qu'autre chose, est enveloppé d'une aura de mystère qui le rend, aux yeux de son public, fort capable de faire tomber la pluie sur la lune si on le lui demande poliment.
Une équipe d'énergumènes, trois ou quatre, parcourt le pays en vendant de la verrerie de cristal sous l'appellation "les arts de la table". Les hôtels chics servent en général de cadre à leur prestation et l'on y est invité avec carton et tout. Le boniment endiablé est basé sur la flatterie et l'assurance d'un bonheur inouï pour l'acheteur. On est privilégié en étant là, et l'achat de tout un assortiment de verres est présenté comme une satisfaction incomparable, un véritable orgasme. Au bout de deux heures à baigner ainsi dans le bonheur comme une huître dans son dégorgeoir, les auditeurs épuisés, mais béats, achètent n'importe quoi. Le réveil doit être raide lorsque l'on se rend compte que pour cinq cents euros on ne possède en tout et pour tout que deux énormes et pesantes carafes et six demi-douzaines de verres quelconques. Mais le bonimenteur est loin. Tout s'est passé comme un happening, où la victime, qui jouait son propre rôle, se faisait complice de la duperie en riant de bon cœur aux plaisanteries, toujours positives à son encontre, de l'escroc.
On peut aller sur internet, tout le monde y va, ce n'est pas pour y faire quelque chose mais pour y être et le faire savoir : le message c'est le média. Certes on peut y acheter, comme dans votre supermarché, et pénétrer l'intimité de quelques gais lurons et luronnes venus se vendre "tels qu'ils sont", pour rappeler la citation de Mc Luhan. Mais dans le fond quoi de neuf dans ce jeu que nous ne sachions déjà ? Cela rendra-t-il nos enfants plus intelligents ? Autant que d'acheter pour eux des pokémons par paquets de cent. Acheter un ordinateur, aller se promener sur internet n'apporte rien de plus qu'une possession supplémentaire, guère plus original que de disposer d'un étau-limeur ou d'une fraiseuse à engrenage en état de marche dans sa bibliothèque.
C'est l'écriture d'un programme, la réflexion et le maniement des algorithmes, l'emploi du langage rigoureux exigé par la machine, la confection du dossier informatique qui pourrait à la rigueur favoriser le développement d'une forme d'intelligence logique, non la propriété d'un appareil. Alors quand j'entends la rue réclamer à grand cris plus d'ordinateurs dans les écoles, je me dis que le jeu continue. Je réclame moi, face aux bonimenteurs de tous poils, que l'on développe plutôt le sens critique de nos marmots afin qu'ils n'achètent pas n'importe quoi, et ce, dès leur plus jeune âge. Après tout c'est cela l'éducation. Personnellement j'ai été éduqué avec la règle à calcul. Incomparable, rien à voir avec la calculette.
Quelqu'un me disait l'autre jour que ses deux enfants, titulaires chacun d'un BTS, ne savaient, après vingt ans passés à user leurs pointes Bic à l'école, tout simplement pas rédiger un curriculum vitae ni une lettre de motivation. Dommage, mais c'est par-là que tout commence. Je le sais bien qu'en parlant ainsi de l'école je tape en ce moment sur une mule déjà bien harassée. Des enseignants aussi pourront fulminer en disant que c'est trop facile, que mon argumentation sur les bonimenteurs et le jeu est fallacieuse, que l'éducation nationale ce n'est tout de même pas ça, pas une machine à promettre du bonheur, pas un monde de bonimenteurs ! Mais après tout, si cela était, est-ce que cela changerait quelque chose ? Est-ce que le plus cher désir de chacun n'est pas d'entretenir à vie cet espoir de bonheur après quoi il galope ?
Peter Sloterdijk (Règles pour le parc humain) avance que tout ça, culture, école, religion, est destiné à dresser les esclaves dont les lettrés profitent. Paul Brulat, journaliste, au début du siècle s'indignait que nombre de ses contemporains, stimulés par le journal de Drumont « La Libre Parole », un torchon antisémite s'il en fut, veuillent dresser une statue au lieutenant-colonel Henry, faussaire avéré de l'affaire Dreyfus. « La vérité, écrivait-il, il faut bien le reconnaître, ne fut jamais avec les masses... Croire en l'opinion publique est une sottise ou une lâcheté. »
Le bonimenteur -lettré ou populiste, voire les deux-, est à la fois l'opinion publique et son mentor. C'est lui le véritable maître du parc humain. Pour l'instant, malgré le formidable outillage dont il dispose et qui s'améliore de jour en jour, il ne brille que dans la vente d'objets dérisoires, quelques fois dans la promotion d'individus déjà consacrés par ailleurs ; autant dire qu'il en est à ses balbutiements... L'élection de Donald Trump le vérifiera en 2016
Jean-Bernard Papi ©
à suivre,