Les yeux verts
(la plaine) Couverture et 4ème de couverture
Un hymne total à la nature, à l'amour et au monde paysan
Format papier à commander à
www.morebooks.shop 136 pages édition 2019
Un livre à vous conseiller par Michelle Peyssonneaux (Le boutillon des charente n° 69 février 2020): Ces yeux verts d’Alice, la perfection de son corps et une liberté toute neuve l’aideront-ils, un jour prochain, à retrouver la voie du bonheur ? Si tel était le cas, ce ne serait pas conforme à la logique de l’écrivain Jean-Bernard Papi qui préfère surfer sur le registre de l’absurde. En réalité, le charme de la jeune femme serait plutôt déclencheur de catastrophes. C’est de sa faute aussi. Ou plutôt de la faute de son idéalisme un peu naïf. Après un divorce, douloureux comme tous les divorces, elle s’avise, pour le temps de ses loisirs, d’aller se ressourcer à la campagne. Séduite par l’ondulation des blés mûrs en été, le silence, et quelques réminiscences du poème de Péguy, elle achète en Beauce une vieille ferme à retaper. Pour qu’ils profitent de l’air pur, elle y emmène ses deux enfants de moins de dix ans et aussi son beau-fils, un bel adolescent de dix-sept ans, encore un peu timide mais qui ne demande qu’à se déniaiser tout à fait. Des aménagements bien pensés font de cette maison un lieu de rêve où l’on peut vivre sans contraintes, ainsi que la maîtresse de maison le souhaite. Sauf qu’alentours, c’est presque le désert. Le voisinage se révèle plutôt arriéré, malgré l’industrialisation poussée de l’agriculture. Et l’hiver, le vent qui souffle sur la plaine est glacial. Qu’importe ! Le ciel étoilé est si beau quand on le contemple appuyée sur l’épaule de l’un ou l’autre soupirant ! Car les yeux verts d’Alice font des ravages. Dans toutes les directions. Et comme elle ne craint pas de faire fi des tabous… cela l’emmène assez loin.
Hélas, il semble, un jour, que la maison ait des oreilles et même des yeux... Constatation angoissante. D’autant plus angoissante que, certaines nuits, se font entendre des hurlements bizarres, dont on ne sait s’ils émanent d’un animal, d’un être humain ou d’un fantôme. La peur s’installe. A juste titre car tout se terminera par un drame. Heureusement, la sympathique petite famille s’en tire à bon compte… Choquée, Alice déménage… Plus tard, lorsqu’elle retourne sur les lieux, elle constate juste qu’on lui fait un peu la tête ! Une bonne cuvée Papi, à recommander à ceux qui raffolent des ambiances à la fois un peu chaudes et mystérieuses.
Michelle Peyssonneaux Ci- dessous deux brefs extraits ...
À la sortie de Tournoisis, perdue dans ses pensées, Alice ne fit pas attention aux panneaux indicateurs. Machinalement, elle contourna une vieille église grise, un peu de guingois et cabossée par l’âge. Elle se retrouva, passé les deux ou trois dernières masures ensevelies sous le lierre, sur un chemin étroit mal carrossé et à peine bitumé, guère plus large que sa voiture. Interloquée par cette situation inattendue, elle arrêta son moteur et descendit. Ce fut comme si elle venait de prendre pied dans la vieille campagne, celle des cartes postales d'avant la dernière guerre. Et même en deçà. Le quadrillage coloré des champs, dans toutes les nuances de vert et de jaune, s’étalait sous ses yeux, somptueux et démesuré. Pour elle un monde nouveau et inconnu. Le charabia marxiste sur le rôle éducatif et anoblissant du travail de la terre, sur l'irremplaçable sol nourricier, remonta à sa mémoire, séquelles des cours de Mironneau. C’était, écrivait-il, le train éternel et généreux des saisons, la nature domestiquée par la peine qui rendra à l’homme sa bonté naturelle. Et patin couffin.
Finie la route nationale et son escorte de platanes. Finis les villages claquemurés, les rues tristes aux boutiques à vendre, les façades noircies par les gaz d'échappement. La Beauce, jusqu’alors cachée par un enchevêtrement d’habitations et d’industries, venait d’entrer en scène. Sans haies pour casser le regard, les blés, les maïs et les orges s’étalaient sur la plaine, plate et égale comme un marbre d’ajusteur. Vide d'hommes, aussi tranquille et sereine que le ciel lisse dépourvu de nuage qui la coiffait jusqu’à une lointaine ligne d’horizon. À partir du chemin, et dès le bord, les blés frémissaient et claquaient au soleil comme un étendard, bousculés par un vent qui sautait d'est en ouest avec l'inconstance d'un oiseau ou d’un essaim de moucherons.
Elle emprisonna un épi entre ses doigts et serra jusqu'à ce qu'il s'égrène. Puis, penaude devant cette semence tiède qui coulait dans sa main, elle dispersa les grains d'un geste ample. Une perdrix
grise à quelques pas pointa son bec, prudente comme un piéton parisien à un carrefour. Devant Alice qui la regardait vaguement apeurée, elle hésita puis choisit de s’envoler comme si de rien n’était. Histoire de montrer qu’ici elle était chez elle. Des villages se détachaient sur la ligne circulaire de l'horizon, silhouettes minuscules et clochers acérés crevant le ciel d’un bleu hypnotique que l’on sentait chargé d’énergie comme une pile. Son attention dérapa et chancela. Après avoir respiré dans Paris l’air empoussiéré, cet air trop pur, cet oxygène fabriqué par l’énorme usine végétale, la saoulait.
Elle ferma les yeux, écouta cet océan qui froufroutait comme un taffetas. Des odeurs fortes lui parvenaient. Rien à voir avec celles pourrissantes de la Sologne marécageuse. Ce que charriait cet air, c’étaient les multiples puanteurs du fumier qui années après années depuis des millénaires, enrichissait encore cette terre. Elle savait qu’il n’y avait plus un seul troupeau en Beauce, une première depuis cinq mille ans. Parmi toutes ces odeurs déplacées par le vent, des parfums d'orage et de silex prisonniers des épis montèrent vers elle, comme un encens.
Elle se secoua, se dit qu'elle en faisait trop, qu'elle magnifiait ces champs avec l'ingénuité d'une parisienne devant le premier pommier venu. Elle se dit aussi que cette plaine n'avait d'autre fonction que de faire de l'argent. Que le blé, le maïs ou l’orge sont des produits de consommation comme les autres. Qu’ils sont arrosés de pesticides, d'engrais et d'herbicides, qu’ils sont barbouillés du gazole des tracteurs. Que les champs sont maculés par les poussières d'Orléans proche, et même par celles de Paris. Qu'importe. Elle se récita les vers de Péguy, l'orléanais. Des vers bien drus que sa mère lui avait fait apprendre par cœur quand elle était gamine, quatrain après quatrain. Ils revenaient à sa mémoire d'eux-mêmes, comme arrivés à destination.
"Etoile de la mer voici la lourde nappe
Et la profonde houle et l'océan des blés
Et la mouvante écume et nos greniers comblés… »
Du calme Alice, se dit-elle. Elle était à la recherche de la Sologne et pas d’un paradis pour babas-cool. Partie à la conquête de son Eldorado, un enchantement façon Merlin l’avait fait passer de la route civilisée à cette nature brute, voilà tout. Il fallait maintenant revenir sur la route, faire marche en arrière et dénouer cet enchantement. Elle cueillit un bleuet au bord du chemin. Bleuet porte-bonheur et garant d’un heureux voyage qu’elle glissa entre ses seins. Assise dans son auto, son regard dépassait à peine les blés qui effleuraient et heurtaient la carrosserie. Elle roula lentement vers un espace plus large qui lui permette de manœuvrer. Par-dessus tout, elle craignait qu'une bestiole, n'importe laquelle pouvait être assez sotte pour le faire, se précipite sous ses roues.
Elle arriva ainsi à un petit carrefour où la chaussée étroite et rectiligne croisait à angle droit un chemin de caillasses, tout aussi rectiligne. Elle imagina ces deux traits poudreux, cette croix vue du ciel, telles les sculptures de Nazca. Mais la Beauce est un lieu d'ordre, tracé au cordeau comme un potager, sans haies ni barrières, elle n’a rien d’un plateau perdu dédié à des dieux farfelus. Un chevreuil au galop traversa un champ et se réfugia dans l’abri d’une poignée d'arbres, sapins, chênes et bouleaux au beau milieu de la plaine. Un abri entretenu et voulu par les chasseurs du coin, apprendra-telle plus tard, qui entretenaient cette faune pour avoir le plaisir de l’abattre. Dramaturgie qui ne figure pas dans les vers de Péguy.
Un petit calvaire, avec un socle de pierre tavelé de mousse et une croix en fonte peinte au minium, dominait le carrefour du haut de son mètre cinquante. Un brin de buis se desséchait entre les branches de la croix et faisait comme une ombrelle au petit Christ en croix qui semblait surveiller les cultures du coin de l’œil. Un panneau bleu-charrette, indiquait qu'à gauche on allait à Nids, dix maisons roulées en boule vers l'est, mais qu'en continuant tout droit, on aboutirait à Villemars. Elle s’interrogea sur ce nom, peut-être un lieu consacré au dieu Mars. Dieu de la guerre mais aussi protecteur de la végétation, dieu du réveil de la force et de la vigueur dans l’homme et la nature ? Plus prosaïquement ce qui reste de la villa d'un Marsius, soldat-vétéran romain, récompensé par une part de terre conquise, ses fondus, après vingt-cinq ans de service ? En tous cas, un lieu perdu, bien oublié et abandonné des hommes. En décidant d’aller vers Villemars elle allait chambouler le destin de ceux qui allaient l’approcher.
Un petit tracteur Renault rouge, sans cabine, venant de Nids arriva à sa hauteur. Le conducteur, basané et frisé comme un Romain, après avoir ralenti examina Alice d’un œil brun et chaud et lui demanda si elle était en panne. Après sa réponse négative, il la salua d'un hochement de tête, lui souhaita bon voyage et poursuivit son chemin. Elle accompagna des yeux ce beau centurion dans sa salopette grise maculée de cambouis et de terre. Un second calvaire au centre d’un carrefour, avec le même brin de buis et le même petit Christ, marquait l'entrée de Villemars. De part et d’autre de la route qui se continuait vers Epieds-en-Beauce, alternaient les jardins, aux clôtures chargées de liserons et les façades grises, sans fioritures, percées de rares et étroites fenêtres. Les maisons uniformément basses, dépourvues d’étage, étaient coiffées de toits pentus d’ardoises envahis de mousse. Aucun clocher, aucun grand arbre ne crevait la rectitude des toits. Derrière cet unique alignement d’habitations recommençaient les blés. Elle s’arrêta au carrefour pour consulter sa carte.
Une fois le moteur coupé, ce fut le silence absolu. Silence inquiétant qui la rendait mal à l’aise et s’ajoutait à la canicule réverbérée par les murs alentour qui lui chauffaient le corps comme la sole d’un four. Elle regarda sa montre : arrêtée sur midi. Un cadeau de Jean qu’elle avait oublié de remonter. Elle jeta un regard circulaire à la recherche d’un être vivant qui puisse la renseigner. Rien, personne. En face d’elle, de l’autre côté de la route, un muret haut d’un mètre cernait une vaste cour. Au fond de cette cour la masse épaisse et solide d'un bâtiment était en partie cachée par le feuillage sombre d'un énorme noyer. La demeure d’une Belle au bois dormant. Alice replia sa carte, Villemars n'y figurait pas. Simple oubli des cartographes ou monde inconnu ? Etait-elle entrée dans le pays de l’autre Alice ? Elle eut un sourire, voilà qui plairait à Adrien assoiffé de mystère.
Page 107 : Cette nuit-là, sachant Adrien à deux pas de sa chambre, Alice eut préféré être égorgée plutôt que de hurler de plaisir. Elle cacha son visage dans l'oreiller pour étouffer ses gémissements quand Gilles expérimenta la paupière de gazelle. Ils entendirent, quelques minutes plus tard, l'Être, puisqu'il fallait bien lui donner un nom, devenu fou furieux pousser un hurlement qui résonna distinctement autour et dans la maison comme un cri de rage et de désespoir.
– Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda Gilles en sautant du lit.
– Un chien, un Yéti ou autre chose qu'il faudra bien un jour déloger, répondit Alice d'une voix dolente. Ça dure depuis des mois.
Il se précipita vers la fenêtre et l'ouvrit. La nuit était épaisse traversée de ce perpétuel vent d'ouest qui agitait les branches du noyer sur un ciel sans étoiles. Ils crurent pourtant voir une ombre massive qui rasait un mur. Ce fut si fugace qu'il pouvait s'agir d'un branchage ou de l'un de ces sacs de plastique utilisés pour le transport des engrais que les paysans abandonnent parfois au bord des champs. Ou tout autre chose encore, poussée par le vent.
– Hurle-t-il comme ça toutes les nuits quand vous êtes à Villemars ?
– Presque, répondit-elle sans plus de précision.
Gilles s'habilla rapidement et se retrouva dehors en moins d'une minute. L'habitude, avec les alertes et les manœuvres, de quitter son lit et d'enfiler ses vêtements en chronométrant son temps. Il était également entraîné à la vision de nuit, vol nocturne oblige. Dans l'obscurité, il distinguait presque comme en plein jour les aspérités et les obstacles de la cour. Il en fit le tour au pas de course en suivant les murs, puis explora le jardin et les noisetiers et enfin revint bredouille sous la fenêtre d'Alice qui l'attendait. Il la prévint qu'il allait patrouiller un peu plus loin. Il gagna la route. Le froid nocturne était encore vif et, malgré qu'il soit en tennis, le crissement de sa marche rompant le silence profond de la campagne, s'entendait clairement dans l'air glacé. Je vais le faire fuir à faire un tel barouf, se dit-il en s'efforçant d'avoir le pied plus léger. Malgré qu'il ne sache pas ce qu'il cherchait, il jetait de fréquents regards autour de lui, essayant de repérer un chien errant, tout en n'étant pas sûr non plus qu'il s'agisse d'un chien. Le cri était si étrange, si étonnant, que ce pouvait être n'importe quoi, y compris un humain. Ou une machine en cours de fonctionnement quelque part, sous ou sur terre. Peut-être une de ces pompes immergées qui servent à propulser l’eau d’arrosage dans les champs. Les paysans en ont installé un peu partout. Et qui se mettrait en route intempestivement au milieu de la nuit en faisant un boucan pareil ? Allons donc. Il écarta de la main l’hypothèse. Une porte claqua et une lumière brilla chez les Fontanier. Bernard apparut devant sa porte, en charentaises et tête nue, vêtu tout de même de son pantalon et de quelques-uns de ses pull-overs multicolores. Il sursauta en découvrant Gilles à son côté.
– Bon Diou, vous m'avez fait peur à vous promener silencieux comme un diable dans la nuit, lui dit-il d'une voix altérée par la surprise et la frousse.
– Tu n'as rien vu, un animal ou quelqu'un de bizarre sur la route ?
– Non ma foi. Je dormais. C'est sûr que quelque chose m'a réveillé, sinon je ne serais pas sorti pour pisser à deux heures du matin, mais je ne me souviens plus quoi...