Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                        Il n'y a de recette de jouvence que le rire.
                       Partageons nos plaisirs. Vous lisez ! J'écris !      

                                                                                                     L'affaire  Marcus.                 

 À messieurs Julien D. et Camba.
  
 



  Le soir commençait à tomber sur Angoulême quand il descendit du train venant de Paris. Sur le quai, une bonne centaine de voyageurs marchaient à grands pas vers la sortie, pour la plupart chargés de paquets comme des portefaix ; on était à deux jours de Noël. Ils se grouillent, 
se dit-il, comme si de rester cinq minutes de plus sur le quai présentait un réel danger. Ce ne sont pourtant pas les Champs-Elysées un jour de manif. Il adressa un petit sourire railleur et méprisant à l’adresse de ces gens pressés. Lui ne se hâtait jamais, c'était bon pour les péquenots d'être toujours affairés comme des mouches à merde.
 Angoulême, une ville moyenne paisible, est surtout connue pour son festival annuel de la bande dessinée ; rien d'un nids d'espion ou d'une capitale de la maffia. Il y a bien sûr des dealeurs, des petits voyous et des trafiquants comme partout ailleurs, mais tout cela reste contenu et la ville semble tenir à sa tranquillité. Raison de plus pour s'étonner de ce qui est arrivé dans la nuit du 22 au 23 décembre 2xxx. Une dernière chose : la gare a beaucoup changé depuis l'événement...
  Mais revenons à notre voyageur, le jeune homme, la trentaine à vue de nez, qui vient de descendre du train ; pour se rendre à Royan chez sa mère, but de son voyage, il devait prendre l’autorail de 19 heures 30 qui stationnait « sur un quai miteux (le quai n°7) à l’écart des voies réservées aux grands rapides et aux TGV ». Comme il avait deux bonnes heures d’attente devant lui, il décida de mettre sa mallette, son seul bagage, à la consigne et d’aller ensuite se promener un peu dans la ville. Peut-être même trouver dans les Galeries Lafayette un cadeau pas trop cher pour sa mère, genre mitaines en laine ou foulard discret.
  Toutefois, il ne prévoyait pas de trop s’attarder. Il n’avait pas suffisamment d’argent pour diner, même frugalement dans une des brasseries autour du marché et l’autorail, bien qu’omnibus et lent autant que le métro, était pour lui la seule manière d’atteindre Royan avant minuit. Faute de quoi, c’était, dès l’aurore, et à six heures au moins, l’autobus place Bouillaud. Comme il détestait passer une nuit assis dans la salle d'attente et qu’il n’avait pas non plus les moyens de se payer l’hôtel, il ne pouvait pas se permettre de louper l’autorail. D’habitude, lorsqu’il se rendait à Royan et n’avait pas envie de marcher, il patientait devant un café crème au buffet de la gare, ensuite, il montait dans l’autorail dès que le conducteur mettait le moteur en route. Il choisissait toujours un siège le plus loin possible des ouvriers et des habitués qui jouaient à la belote ou bavardaient de sujets qui lui étaient étrangers. Il ouvrait un bouquin et ne levait le nez qu’une fois arrivé à destination. Aujourd’hui, au départ de Paris il n’avait pas eu le temps d'emprunter un livre à la bibliothèque du campus à cause de la réunion du Comité. Un comble, il avait même oublié son shit dans son placard. Il l’avait mis de côté en prévision de son voyage pour le fumer dans sa chambre, à Royan... La poisse. Difficile d'en dénicher dans la station balnéaire en cette saison. Mais pas impossible, il avait une ou deux adresses. Il achètera quand même un sandwich en ville, ceux du buffet de la gare sont immangeables.
  En attendant la fin de la ruée vers l’escalier d’accès à la sortie il se planta devant le tableau d’affichage des départs et des arrivées, juste sous l'une des grosses horloges. Les voyageurs en passant, avec un sans-gêne qui le mettait hors de lui, le heurtaient sans même s’excuser. Il fit un effort sur lui-même et garda son calme. Il tenait à s’assurer que l’autorail pour Royan, un tacot sans confort, partirait bien à l’heure et sur son quai habituel. Il se méfiait des changements d’horaires de dernière minute, des grèves impromptues et de toute la chiennerie cheminote qui bouscule les habitudes des voyageurs. Puisqu'il fallait que les cheminots se défendent contre l'oppression du grand capital, ils pouvaient le faire quand les trains ne circulaient pas. À part l'autorail, il n’était pas prévu de départ avant cinq heures du matin : un TGV pour Paris en provenance de Toulouse. Arrivée à trois heures quatre. Cinq heures d’attente à Angoulême dans le froid, ça fera les pieds aux Toulousains ! 
  Comme si une main invisible avait balayé les quais, en quelques minutes la foule disparut ; dans son dos le train redémarra à destination de  Bordeaux et la gare se trouva totalement déserte. Un jour crépusculaire et blafard noyait les voies dans une sorte de brouillard léger et glacé et sous la haute verrière encrassée qui couvrait une grande partie des quais, il faisait sombre, quasiment nuit. Comme souvent dans les gares, hauts lieux des courants d’air, un vent venu du nord s’engouffrait sous la verrière chassant les emballages de bonbons et les pelures d’orange vers la ville que l'on devinait au bout des rails, une pyramide de constructions serrées, traversée de goulets sombres, plantée derrière ses remparts comme une forteresse. Il boutonna frileusement son vieil imperméable jusqu’au menton et en resserra la ceinture. Il entortilla son cache-nez, une grosse étoffe rouge, autour de son cou et  se coiffa d’une casquette plate en cuir sortie de la poche de son imperméable. Maigre et de petite taille, avec sa  barbiche clairsemée, ses yeux légèrement bridés et sa casquette, il ressemblait, croyait-il, à Lénine. Il en était très fier, bien que ses amis du Comité aient toujours contesté cette ressemblance. « Tu ressemblerais plutôt au duc de Bordeaux, ricanait Julien stupidement, lequel ressemble à mon cul comme deux gouttes d’eau ». Sacré Juju, quel comique, et aussi quel con ! Mais tout con qu’il fut, c’était lui, Juju, le responsable du Comité. Sous son imper il portait un épais pull de laine blanche à col roulé tricoté par sa mère qui lui descendait presque aux genoux et des jeans pas mal usés mais pas transparents tout de même. Il était chaussé de gros godillots de marche, les mêmes, été comme hiver. Il faut être bien chaussé pour participer aux manifestations dans Paris, disait-il, chaussé confort comme les CRS. À Royan, l’hiver est humide, pas vraiment froid comme à Paris, mais avec de grandes bourrasques venues du large, ce qui n’arrangeait pas sa sinusite chronique et les quelques rhumatismes qu’il prétendait avoir ici et là. Il n’allait pas à Royan en villégiature mais pour soutenir sa mère. La pauvre femme supportait mal son récent veuvage et restait prostrée des journées entières. Les voisins s’inquiétaient. L’un d’eux lui avait téléphoné à la fac pour l'en informer. Il s’était alors décidé à passer quelques jours auprès d’elle malgré son boulot. Ce n’était pas que cela l’enthousiasmait mais elle était âgée, et ce qui ne gâtait rien, pourrie de fric... Par exemple de sa maison on voyait l’océan depuis presque  toutes les fenêtres.
  Durant son séjour il espérait bien lui soutirer quelques billets pour ses faux frais. Pour son shit. Elle ne pouvait pas lui refuser, lui qui ratait des cours importants pour venir la voir. Il sourit. Les cours qu’il était obligé de sauter, c’étaient ses salades habituelles. Elle ne vérifiait jamais et ne posait jamais de questions. Depuis une semaine les facs étaient en vacances pour Noël et le Nouvel an, elle aurait pu se renseigner, mais elle fermait les yeux sur ses fables. C’est une bonne mère et lui était un bon fils ; un enfant unique en plus. À vrai dire, ses fameuses études pouvaient encore attendre. Elles attendaient depuis si longtemps, un peu plus, un peu moins… Il étudiait la sociologie, un bien grand mot pour ce qu'il faisait, c’était plutôt une sorte de participation aux cours dans Panthéon-Sorbonne. Un acte de présence épisodique et restreint dans les amphis, car en général il se glissait dehors au bout de dix minutes. Étant donné son âge, presque trente-cinq ans, on ne pouvait que s’étonner de le voir encore là.
  Quand on l’interrogeait, il répondait qu’il était à deux doigts de présenter sa thèse. Juju disait à son sujet qu’il n’y avait pas de cours dans cette fac qu’il n’ait redoublé. Ce qui était presque vrai. Il abandonnait au bout de quelques heures une matière dans laquelle il jugeait qu'il ne pouvait que végéter pour en entamer une autre, à condition qu'elle soit enseignée au même endroit. Pas question de changer de fac. Nouvelle matière qu'il ne réussissait pas mieux que les précédentes, faute de se rendre aux cours et aux examens les bons jours et aux bonnes heures. On pouvait presque dire que depuis sa première inscription, il avait survolé, de très haut, la totalité des programmes de Panthéon-Sorbonne. Appelée aussi Paris 1 mais il détestait cette appellation vulgaire. C’est bien simple, il connaissait de vue tous les profs, même ceux de physique quantique.
   Ce qu’il aurait aimer étudier, c’était la politique. Une politique limitée à l’affrontement du Bien et du Mal. Il était du côté du Bien, naturellement. Le Bien, était tout ce qui peut rendre l’homme heureux et satisfait de sa condition. Une définition piquée par Juju chez Aristote. Une définition qui avait le mérite d’être comprise par tout le monde et même par les professeurs de la fac. C’était sommaire, bien sûr, mais cette idéologie lui convenait. Le Mal par contre c’était tout le reste, y compris les empêcheurs de tourner en rond comme le président de la fac et ses sbires. Dans le mal il englobait Israël, les autos polluantes, les guerres des Américains ploutocrates, la mondialisation avec certaines réserves, le libéralisme, un patronat français égoïste, une planète menacée par tout un tas de tarés et par les prévaricateurs de toutes sortes installés au plus haut niveau des états. Les facs, et la sienne en particulier, n’enseignaient pas la politique et encore moins à lutter contre le mal. Elles enseignaient à perdre son temps avec un peu d’élégance et beaucoup de sueur. N’importe quelle idéologie, car une politique doit s’appuyer sur une idéologie, pensait-il, lui convenait puisque toutes s’enorgueillissaient d’œuvrer pour le bien des hommes. Et des femmes naturellement. Cependant il avait une nette préférence pour les idées de la gauche ultra, et même celle de la gauche de la gauche ultra, car il n’y avait que chez ces gens-là que l’on trouvait des révolutionnaires de qualité.
   Comme Lénine, dont il avait lu deux ou trois lettres envoyées de Suisse à ses copains en Russie, il se voulait insensible, réfléchi, et déterminé à mener à bien tous ses objectifs. Avec les copains du Comité s'entend. Pourquoi prêchait-il la révolution ? Parce que, disait-il en montrant le poing, il n’y avait que par elle que l’on pouvait obtenir quelque chose d’intéressant dans ce fichu pays. Concrètement voici comment on procédait lorsqu’il s’agissait de contrer le Mal, par exemple lutter contre ces salauds de producteurs d’OGM, ces masturbés de frais disait Juju en parlant de Monsanto qui répandait sa semence un peu partout dans le monde, lui ou un autre en parlait au Comité à l’intérieur de la fac. Puis, si une majorité était d’accord, un camarade faisait un topo sur ces saloperies d’OGM qui pourrissent la vie des gens des villes et on votait une résolution. Parfois on décidait une action de soutien ; dans ce cas on allait en stop donner la main aux faucheurs du Larzac. On affichait la résolution sur le tableau d'entrée de la fac pour rameuter les gauchistes et parfois on prévoyait une manifestation dans Paris avec d'autres comités et les potes de la CGT et du NPA. Pas trop souvent tout de même car cela coûte en banderoles, camionnette et pancartes même si la CGT participe.
  Dans les manifs, il marchait toujours en tête du cortège, par conviction et pour que sa mère le voit à la télé. Ça lui prouvait au moins qu’il ne perdait pas son temps à Paris. Il arrivait aussi qu’une loi du gouvernement sur l'éducation ou l'emploi, par exemple, aille dans le sens du mal. Alors après décision favorable du Comité, ce qui pouvait prendre plusieurs jours de débats et moult assemblées générales, on lançait avec les copains une intervention de grande ampleur. En premier, ils mobilisaient les étudiants, tous. « Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous » avertissaient-ils en montrant leurs battes de base-ball. Puis ils dressaient des barricades de poubelles devant la fac pour la bloquer, préparaient les cocktails Molotov, sortaient les fiches FV -fréquentations et vices- établies sur les professeurs et sur un certain nombre d’étudiants, en particulier les responsables syndicaux. Ces fiches avaient le don de développer l’ardeur révolutionnaire des intéressés.
   C’est en pourchassant sans relâche le Mal et en le faisant savoir qu’il avait réussi à demeurer un éternel étudiant. Et cela sans qu’un doyen, un prof, ou un fonctionnaire du rectorat n’y trouve à redire. Quelques-uns bien sûr critiquaient sa perpétuelle présence à la cafétéria et sa non moins sempiternelle absence des amphithéâtres, mais le trublion, souvent un fouille poubelle de journaliste débutant, était vite ramené à la raison. Peut-être pensait-on dans l’administration qu’il s’assagirait avec l’âge, ce qui le faisait doucement rigoler. Ce genre de supposition le faisait toujours rigoler. Tout en contemplant le tableau des horaires, et poursuivant ses réflexions, il se dit qu’il aurait pu entrer à Sciences Po et à l'ENA, mais les difficultés de la préparation et les bizarreries du concours l’en avait toujours tenu éloigné. En outre ce genre d’établissement n’entrouvrait ses portes aux fils de prolétaires qu’avec parcimonie. Il justifiait aussi sa présence dans Panthéon-Sorbonne en affirmant que les étudiants dans les facultés ne devaient pas, pas plus que d’autres, être tenus à l’écart des grands mouvements d’idées que les Comités, et lui-même, étaient chargés de diffuser. Dans son for intérieur, il estimait avoir sacrifié une belle carrière de politicien afin de s’occuper « sur le terrain » de la piétaille universitaire. 
  Les lampadaires venaient de s’allumer dans la gare. Il s’engouffra dans l’escalier puis dans le souterrain qui menait aux différents quais et à la salle des pas perdus, là où se trouvait la consigne pour y déposer sa mallette. Malgré que le souterrain ne fût pas de construction récente quelques voyageurs  pressés continuaient à traverser les voies en les enjambant quitte à se tordre les chevilles sur le ballast. C’était le genre de comportement qu’il détestait. Pourquoi faire un passage sécurisé si quelques-uns continuent de braver les consignes en traversant les voies ? Il était le premier à souhaiter que l’on verbalise ces mauvais Français qui allaient justement dans le sens du Mal. Même à imposer la reconnaissance des visages, comme en Chine, pour les sanctionner. Mais peut-être se méfiaient-ils de ce long tunnel qui trépidait comme une bétonnière et perdait des morceaux de son revêtement intérieur quand un TGV traversait la gare sans s’arrêter ?
  Pourquoi ne prenait-on pas modèle sur le métro, pestait-il ? Les souterrains du métro sont archis sûrs et ils ne vibrent pas, ou presque pas. Encore une autre chose : Pour une raison que seuls les services techniques de la gare étaient à même d’expliquer, l’éclairage dans ce souterrain ne s’allumait, quand il s’allumait, qu’une bonne heure après les réverbères. Il ne fut donc pas surpris de le découvrir plus sombre que le fond des mers ; et vide de voyageurs. Seules brillaient les flèches indiquant la direction de la sortie. À
 l’aplomb des flèches le carrelage du sol luisait d’un vague éclat laiteux, ce qui suffisait pour atteindre les différentes sorties sans s'étaler. Les escaliers qui donnaient accès aux voies, de part et d’autre du couloir, émettaient une lueur bleuâtre, mélange de la nuit du dehors et d’un lointain et parcimonieux éclairage du côté des quais. Une lueur suffisante, estimait-on à la SNCF pour accéder aux trains sans se casser une jambe.
  
 à suivre,