Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète
Il n'y a de recette de jouvence que le rire.
Partageons nos plaisirs. Vous lisez ! J'écris !
Théâtre
"O comme obéir"
Pièce en six actes et 6 personnages de Jean-Bernard Papi
1/ Personnages : - Le général Félipe Michal commandant le camp militaire de Silav à l'autre bout d'un pays imaginaire de l’Amérique du Sud, de l’Afrique ou de n’importe où, la soixantaine, ventripotent, cheveux gris. Très médaillé à la manière des généraux soviétiques. - Le colonel Georges Garcia. Adjoint de Michal, trente cinq ans, svelte et nerveux. Beau garçon. Uniforme sobre. - Le lieutenant Winter. Vingt cinq ans à peine. A tout à apprendre. On peut tolérer un léger débraillé dans sa tenue. - Gerda, secrétaire du général, militaire jeune et jolie fille, vingt cinq ans environ. - Le caporal Théophile, vingt-cinq à trente ans, costaud, le visage vulgaire et brutal. - Corentin ou matricule 108, est un civil habitant le village voisin du camp de Silav, la trentaine, beau garçon. Il est vêtu, lorsqu'il est en scène, d'un pantalon de toile en haillons et d'une chemise délavée et déchirée. - Polder : Ministre de la guerre. Personnage qui n'existe qu'au travers de ses appels téléphoniques, et de son portrait dans le bureau du général. - Bolduc : Président du pays. Cité par les protagonistes mais ne se manifeste jamais. - La générale : N'existe, comme Polder, que par le téléphone. 2/ Décors, costumes etc. : Les officiers sont en uniforme : chemise à épaulettes et pantalon beige ou kaki sans autre surcharge que les médailles, les galons ou les étoiles, bottes noires. Le général se reconnaît à ses deux étoiles noires sur chaque épaulette, le colonel à une seule étoile noire sur chaque épaulette et le lieutenant deux barrettes noires sur chaque épaulette. Le caporal porte deux galons noirs sur la manche entre le coude et l'épaule est vêtu d'un treillis vert, est chaussé de bottes noires. Un étui à pistolet est attaché à la ceinture des officiers. Jupe et chemise beige avec deux galons jaunes sur chaque épaulette, escarpins noirs pour Gerda. Le bureau du général sert de cadre à la pièce pour les actes 1-2-3 et 5 avec quelques variantes, il est meublé de deux tables de bois blanc de taille moyenne et d'une plus petite ainsi que de quatre chaises. Un grand drapeau à quatre bandes verticales alternées noires et blanches avec une tête d’aigle en son centre, est posé dans un angle de la pièce, côté cour. L'une des grandes tables est destinée au général, elle fait face au public, l'autre au colonel, côté cour près d’une fenêtre ouverte. Cette large fenêtre, donne sur le camp militaire de Silav, on y aperçoit des fortifications compliquées avec des miradors et des merlons de sacs de sable. Chaque table est surchargée de paperasses, encrier, téléphone, manuel et règlements. La table la plus petite, placée côté jardin face à celle du colonel, est destinée à Gerda la secrétaire on y voit une machine à écrire, une machine à faire le café et diverses paperasses. Du côté jardin est placé une porte moulurée de bonnes dimensions par où entrent et sortent les acteurs. Au-dessus de la table de travail du général, accroché au mur, un grand portrait en couleur d'un homme, Polder, au visage sévère et glabre dans un uniforme de généralissime d’opérette. Une sono doit pouvoir diffuser les paroles de Polder et de l’épouse du général dans un petit haut-parleur posé sur le bureau de Gerda, actes 1 à 3 ou sur des haut-parleurs d’extérieurs au sommet d’un petit poteau dans l’acte 4. L’Acte 4 a pour décor l’intérieur du camp. L’Acte 6 a pour décor une sorte de steppe. Les explications sont données en début d’acte. Le premier acte de la pièce se passe au début de l'été, le dernier trois mois plus tard. Winter apparaît sur scène alors que le rideau n'est pas encore levé. Il fait cette déclaration : « Je tiens à mettre en garde les spectateurs que toute référence à des évènements passés, présent ou même à venir, sont et ne seront que pure coïncidence. Les militaires que vous allez voir ne sont les soldats d'aucun pays, le camp fortifié de Silav n'existe nulle part. Polder et Bolduc ne peuvent cohabiter dans une démocratie. Seul l'amour de Gerda et de Corentin est à la rigueur plausible, je dis bien à la rigueur. » Le rideau se lève.
Acte 1
Le général Michal(Assis derrière sa table de travail) :
Winter est-il enfin de retour avec le plan ? Ce que nous demande Polder dans son message, est tout à fait sibyllin et à vrai dire, complètement incompréhensible. Quel galimatias ! Quand j'étais jeune lieutenant, un chef nous aurait envoyé des directives aussi confuses nous aurions rué dans les brancards, aussi sec ! Il faut dire aussi que les situations et les ordres, à l'époque, étaient simples. On nous disait : "En avant !" ou bien "Repliez-vous ". Ça avait au moins l'avantage d'être clair et facile à exécuter !... Aujourd'hui, la guerre est devenue compliquée avec toutes ces machines bourrées d’électronique qu'il faut traîner derrière soi et qui ne sont bonnes qu'à entraver la marche d'un honnête et brave bataillon d'infanterie... Enfin, je dis ça mais ce n'est pas moi qui changerai quoi que ce soit dans la stratégie de nos chefs. Bon, revenons à nos moutons, alors, Georges, est-ce que notre petit lieutenant est arrivé avec le plan ? Voyez-vous sa voiture ? Le colonel Garcia (regarde brièvement par la fenêtre) : Pas encore. Je vous rappelle que le message de Polder nous est parvenu il y a seulement une semaine, pas plus. Je vous ai dit aussi que j'avais envoyé aussitôt Winter au ministère de la guerre afin qu'il nous ramène un plan côté et des directives complémentaires. Quand je dis aussitôt, c'est dans l'heure qui a suivi. Nous ne pouvions aller plus vite... Il faut maintenant attendre les ordres du ministre. Le général Michal : Ah ! Les ordres... les ordres !... (Le général parle pour lui-même.) Il n'y a pas de plus beaux mots, dans notre langue que ordonner et obéir. Deux mots qui commencent par un "O" notez bien, comme oui ou ok. "O" avec la bouche ouverte, bien arrondie, comme le "O" de surprise d'un ennemi coincé dans une embuscade. Comme le trou arrondi que fait la balle dans le crâne du traître. Donner des ordres et obéir ! C'est comme deux gares posées sur les rails de la carrière militaire. A un bout : Les ordres sacrés, à l'autre bout : La sainte obéissance. Je commande et j'obéis. Nous roulons de l'une à l'autre, comme des locomotives que rien n'arrête... Nous autres, nous n'avons pas besoin de conscience et de tout le fourbis moral qui va avec ! (Il élève la voix) Il suffit d'obéir sans discuter les ordres et tout est clair... N'est-ce pas Georges ? Le colonel Garcia ( sortant de sa rêverie et regardant toujours par la fenêtre) : Je crois que vous exagérez un tout petit peu et qu'en bon méridional les mots dépassent votre pensée. Nous ne sommes pas des mécaniques décervelées tout de même. (Plus bas) Il me semble que je vois Gerda traverser la cour. Le général Michal : Pas du tout, pas du tout, mon cher, les mots n'ont pas dépassé ma pensée. N'avez-vous pas appris comme moi que l'on devait "obéir sans réticence ni murmure" ? Le colonel Garcia : Ou comme chez les Russes " Exécuter inconditionnellement les ordres". Je me souviens, en effet, d'avoir appris cela quand j'étais en école d'infanterie... Mais nous ne prenions pas ce genre d'exhortation trop au sérieux. C'était pour nous des exagérations de vieux briscards, des instructions qui ne tenaient pas compte des réalités d'une guerre moderne, quand le soldat est bien souvent seul sur le terrain. Les guerres de tranchées, les grandes batailles en ordre serré ne sont plus envisageables. Il faut faire vite et propre de nos jours... On ne jure plus fidélité à qui que ce soit non plus. Nous devons aussi prendre conscience que le monde nous observe, encore un "O" et qu'il nous juge, avec un "J". Et il nous juge, ce monde, avec lucidité, sans parti pris patriotique exagéré. Le général Michal : Le monde ? Le monde ? Qu'appelez-vous ainsi ? Le colonel Garcia : Nos compatriotes. L'opinion publique, les journalistes en général, ceux de la télé par exemple... Le général Michal : Bof ! Tout ça c'est du bavardage ! De la bouillie philosophique !... Ces journalistes, que vous semblez tant craindre, ne mettent jamais le nez dans nos affaires, heureusement. De toute façon ils pensent comme leurs lecteurs, ou comme leurs auditeurs, sans quoi ils mourraient de faim. Et leurs lecteurs et auditeurs mon cher, pensent comme Polder et Bolduc, nos chers dirigeants. Commander et obéir sans réticence ni murmure va redevenir notre catéchisme très bientôt, je vous en fiche mon billet. Grâce au gouvernement de Polder et de Bolduc... Ils commandent et nous obéissons, strictement. Quand je pense que dans le temps on a pendu de glorieux soldats dont le seul tort avait été d'obéir ! Le colonel Garcia : Il s'agissait de criminels de guerre ! Le général Michal : Criminels de guerre ! En voila des mots stupides ! Tous ceux qui font la guerre sont des criminels et des assassins dès le premier mort. L'homme qui bombarde avec son canon et celui qui met les obus dans les caisses pour les livrer sur le champ de bataille sont des criminels à part égale... Et cela, quelle que soit la catégorie du mort que l'obus trucide, civil ou militaire. Il fallait alors faire un procès à la guerre et la pendre. Le colonel Garcia : Tout de même, ces innocents massacrés par leur faute, sur leur ordre... Le général Michal : Foutaises ! Tous les morts sont forcément innocents, il faut être vivant pour faire un bon coupable. Des vaincus ! On a pendu des généraux vaincus et rien de plus ! Que le vainqueur les passe par les armes, c'est dans l'ordre des choses. Les Egyptiens, les Incas, les Romains massacraient les soldats vaincus ou en faisaient des esclaves. Mais un procès, non, jamais... Pour aboutir à quoi, à quelle loi nouvelle ? Où irait-on si on se mettait à discuter les ordres, à les examiner à la loupe. Discutait-on les commandements de Napoléon, de César, ou d'Alexandre ?... Tout le monde doit obéir, les militaires, les fonctionnaires naturellement et même les professeurs et les instituteurs, mais aussi les civils, les médecins, les fleuristes, les bouchers... Le colonel Garcia : Vous vous égarez mon général ! Reprenez-vous ! Le général Michal : Vous avez raison mon cher Georges. Revenons à nos petits problèmes routiniers. Voulez-vous, je vous prie me relire le message que nous avons reçu de Polder et auquel nous n'avons rien compris ! Le colonel Garcia ( Prend une feuille de papier jaune sur sa table.) : « Le camp fortifié de Silav - C'est le nôtre - devra être pourvu, dans les plus brefs délais... » Le général Michal : Dans les plus brefs délais... Pourquoi n'a-t-il pas employé la formule habituelle et tout à fait compréhensible : « dans les délais les plus brefs ? » Le colonel Garcia : Polder a voulu innover sans doute. Le général Michal : Polder n'est pas un novateur... Savez-vous que nous étions ensemble à l'école militaire de Sainte-Socratés ? J'ai même une photo qui nous représente, avec toute notre promotion, au pied de l'arc de triomphe que nous avions érigé à la suite de manœuvres particulièrement réussies ? Les Bleus contre les Rouges... Les Bleus avaient gagné. Le colonel Garcia : Comme d'habitude... Je sais tout cela mon général. Vous m'en avez parlé plusieurs fois. Le général Michal : Ah oui ? Je ne m'en souvenais plus. Pardonnez-moi mon cher, mais il m'arrive de me répéter. Le docteur m'assure que ce n'est pas d'origine virale ou microbienne. (Un temps). Je le sais bien, nom de Dieu, que c'est l'âge, mais personne ne me le dit ! Le colonel Garcia : Je vous le dis, moi, que vous déraisonnez. Mais vous ne m'écoutez pas. Le général Michal : Cela suffit, colonel ! Continuez de lire. Le colonel Garcia ; « Le camp fortifié de Silav devra être pourvu dans les plus brefs délais d'un trou susceptible de loger une machine technico-administrative dont les dimensions sont couvertes par le secret le plus absolu et qui de ce fait ne pourront être communiquées, sous certaines conditions qu'à ceux qui doivent les connaître. Signé Polder. » Quel charabia, vous avez raison ! « Devra être pourvu d'un trou » ! En voilà une manière ridicule de nous dire de faire creuser une fosse ! Et cette machine technico-administrative qu'est-ce que c'est que ce truc ? Personne ici n'en a entendu parler. Quant aux « dimensions qui ne seront communiquées que sous certaines conditions à ceux qui doivent les connaître » le voila ce galimatias que l'on apprend aujourd'hui dans les écoles d'état-major... Je préférais les notes de Bolduc quand il était encore simple général au ministère, elles étaient plus claires. Le général Michal : Eh bien, maintenant c’est le président du pays et Polder est son ministre de la guerre ! Moi, je préfère Polder de toute façon. C'est un camarade de promotion et quand je ne comprends pas ce qu'il m'écrit, et bien, je le fais traduire par le lieutenant Winter qui est instruit dans ces nouveaux langages et qui sort tout juste de l'école de Sainte-Socratés... A propos, toujours pas arrivé ce Winter ? Le colonel Garcia (regarde de nouveau par la fenêtre) : Toujours pas, non. Le général Michal : J'espère qu'il ne va pas nous faire de blagues et rester dans la capitale à dépenser sa solde, ou se cacher je ne sais où. C'est un garçon sérieux, mais tout de même c'est le fils de son père et le petit-fils de son grand-père ! Le colonel Garcia : Que voulez-vous dire par là ? Le général Michal : Je me comprends quand je dis ça. (Il se rapproche du colonel comme pour des confidences, il baisse même un peu la voix ) Ce sont des gens qui ont été au cœur de véritables scandales. Prenons le grand-père par exemple, d'accord avec notre ministère c’est vrai et peu avant la dernière guerre, il a acheté tous les chevaux de notre cavalerie. Malgré que les officiers s'y soient opposés avec la plus extrême fermeté, notez bien. Ils ont quand même réussi à conserver leur sabre mais à quel prix ! Tout ça pour nous doter de véhicules blindés, de chars et de camions ! Et les chevaux savez-vous ce qu'il en a fait le grand-père Winter ? Le colonel Garcia (De l’air de s’en moquer.) : Je l'ignore. Le général Michal : Eh bien moi aussi figurez-vous, je l'ignore ! On a insinué des tas de choses, on en aurait fait de la nourriture pour chats, des appâts pour la pèche, on a même parlé de saucissons de cheval distribués dans les mess. Et son père c'est du pareil au même, un homme d'affaire immensément riche qui fricote sur tous les continents ! Et pourquoi fricote-t-il ? Je vais vous le dire moi : Pour de l'argent ! Ce n'est pas comme votre père Georges, ce héros légendaire tombé en plein ciel de gloire. Ça c'est admirable ! Le colonel Garcia (En colère) : Un aviateur qui s'est fait bêtement descendre par l'ennemi en volant trop bas au-dessus de la DCA à la suite d’un pari et qui a laissé une veuve et deux orphelins sans un sou, vous trouvez ça admirable ? Je peux vous dire que la famille du héros n'a pas mangé tous les jours à sa faim. J'avais quatre ans quand il est mort et il m'a toujours manqué d’une façon ou d’une autre. Il aurait mieux valu qu'il vende les chevaux de notre cavalerie comme les Winter, ou les pigeons voyageurs de nos services de transmission, comme d’autres. (Au bout d'un silence troublé seulement par des un-deux et le bruit de pas d'une troupe en marche, au dehors). Vous ne trouvez pas cela étrange que l'on s'adresse à nous pour ce trou ? Nous qui sommes isolés de tout, perdus sur la frontière la plus extrême du pays ! Et cette machine au nom tordu, un code probablement, que l'on va y fourrer à quoi va-t-elle servir et à quoi ressemblera-t-elle ? Le général Michal : C'est un secret, a écrit Polder. Et un secret est toujours mystérieux... J'espère seulement que ce n'est pas un trop grand trou. Nous ne sommes pas nombreux pour creuser.