Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                        Il n'y a de recette de jouvence que le rire.
                       Partageons nos plaisirs. Vous lisez ! J'écris !      
      rosalie

       

                                           Socrate et les technocrates.
                                                        
(2004) épuisé 

    Socrate et les technocrates-Nouvelles. Editinter éditions.   

Ce recueil de nouvelles à obtenu le prix Claude Farrère 2005 décerné par l'association des Écrivains combattants. Il lui
fut décerné 30 ans après René Barjavel. 


                    

 
Treize nouvelles composent ce recueil dont la plus longue fait 53 pages : Socrate et les technocrates histoire d'un historien devenu hippie qui voit sa petite tribu dépérir victime d'un mal mystérieux ( A lire ci-dessous). Viennent ensuite :Ceux de Visole, Mina ( voir une-nouvelle 9), Cargo, Les Rantanplan, Muriel, Jivaros, Pour un visage, Rachel, Juliette, Padirac, La Serine, Le départ.

Au total 155 pages de nouvelles noires dans lesquelles tout de même l'humour n'est pas absent
 

À propos du Prix Claude Farrère. (créé en 1959)  
Frédéric-Charles Bargone dit Claude Farrère 1876-1957 – Prix Goncourt en 1905, académicien en 1935, officier de la marine nationale. Il fut l’un des présidents de l’Association des Ecrivains combattants (AEC) fondée en 1919 par Roland Dorgelès, Maurice Genevoix, Jean Giraudoux,  Pierre Drieu La Rochelle, Pierre Mac Orlan, Jérôme et Jean Tharaud etc. Claude Farrère en fut le président lorsqu’en 1932. Au cours de l’inauguration de  « l’Après-midi du livre » qui était un événement marquant de la vie littéraire d’alors, le président de la République Paul Doumer fut assassiné et Claude Farrère blessé. Parmi les écrivains qui ont obtenu le prix Claude Farrère citons : Maurice Denuzière 1961- Jean-Marc Soyez 1973- René Barjavel 1975- Michel Tauriac 1983- Erwan Bergot 1984- Pierre Miquel 1988- Dominique Baudis 1997- Pierre Messmer 2004.  Sept autres prix sont également délivrés chaque année par l’Association des  Ecrivains combattants. Pour plus d’information : AEC Tel 0952515791. Le prix Claude Farrère vient d'avoir les honneurs du Point du 16 mars 2017. (p24) : l'un des journalistes de cet hebdomadaire, François-Guillaume Lorrain, a reçu ce prix pour son roman "Vends maison de famille".   
                                                             
                                                                     

                         

 
   Quoi de plus différent qu'une bande de hippies réfugiés dans un coin de montagne désert et les technocrates de la grande ville. Deux mondes qui n'auraient jamais dû se rencontrer. Pourtant le monde paisible des hippies va être bouleversé et saccagé par les techniciens venus exploiter une mine d'uranium près de chez eux. Finalement Socrate, le leader de la bande, aura le dernier mot.

                         


Le texte complet de la nouvelle qui a donné son titre au recueil "Socrate et les technocrates", vous est offert gracieusement. Bonne lecture. 


                                         

         







 

        
       Socrate
 et les  technocrates. 



                                                           

            

                                                                                            1
      


 
   - On est en train de construire une route à travers la montagne, pile en direction de chez toi, lui dit l'épicière d'un ton faussement indifférent. Sûr qu'elle ne vous apportera que des désagréments, à toi et à tes copains.
  - Finie la vie d'artiste à passer son temps à regarder s'enculer les mouches, avait complété le gros ivrogne rougeaud qui buvait un verre de vin blanc appuyé au comptoir du bistrot, l’autre commerce de l’épicière. Quand les touristes envahiront le pays, avec leurs VTT, leurs grosses godasses et leurs deltaplanes, c'est le progrès qui arrivera enfin chez nous. Pas comme avec vous autres, les hippies crasseux et bons à rien. On va enfin gagner des sous...
   Sur ce il expédia vers Socrate un rot sonore qui répandit une exhalaison de charogne fraîchement déterrée. Les gens de Saint-Lambert, l’épicière en tête, n'avaient jamais pu admettre ces va-nu-pieds qui avaient envahi le pays, il y a une trentaine d’années, par petites bandes déguenillées et hirsutes. Après quelques errances dans les villages alentours, ils s'étaient établis sur les flancs du pic du Doubt, en général dans des masures abandonnées, élevant sans la moindre expérience chèvres et volailles, fonçant tête baissée dans l’artisanat traditionnel comme la poterie et le tissage sans savoir même ce qu'est une cruche ou une navette. "Comme si de nos jours, ricanait l'épicière, on venait acheter son lait ou son eau minérale avec un pot en terre cuite et les épaules enveloppées dans une couverture faite à la main, comme un peau-rouge".
  Socrate se laissa tomber lourdement sur la plus proche des chaises du bistrot. Il s'appuya des coudes sur la petite table ronde et se prit la tête entre les mains, comme il avait l'habitude de le faire quand il lui fallait digérer une information cruciale, et y réfléchir. Il avait la tête, dira plus tard l’épicière, d’un gars à qui l'on vient d'annoncer que son jardin a été choisi comme point zéro pour un prochain essai nucléaire.C'était la deuxième fois, en trente ans, qu'un événement considérable s'apprêtait à troubler la solitude et la tranquillité de ce pays auquel il était attaché comme un chat à son coussin. Deux fois de trop. La première fois, un avion à réaction militaire s'était écrasé dans la forêt. Des gendarmes pointilleux et des bidasses turbulents avaient alors investi le pic du Doubt pendant une semaine. Un vrai cirque avec village de toile, cuisines roulantes, camions, musique et cris divers ; de quoi donner le tournis à tous les échos de la montagne.
  - Et puis nettoie un peu tes fromages avant de les descendre, ajouta l'épicière, les clients du camping se plaignent d'y trouver de la paille et de la terre. Je ne vends pas de la crotte, moi, j'ai le respect du client !
  - Ce n'est pas de ma faute, c'est les chèvres. Je ne sais pas ce qu'elles ont en ce moment, faut qu'elles bougent tout le temps... Leurs chaleurs probablement. Le bouc est vieux.
  - Si c'est elles qui fabriquent les fromages, nous voila bien ! s'esclaffa le gros rougeaud... Et puis t'as qu'à remplacer ton bouc, t'es encore jeune, toi.
  - Elle va passer où cette route ? demanda Socrate de sa voix fluette et posée, sans relever l'allusion du poivrot. Il nettoya machinalement ses petites lunettes cerclées de fer avec son mouchoir puis il les ajusta sur son long nez pointu. Mettez-moi donc un petit blanc, madame Maurin, ajouta-t-il.
  - Où elle va passer ? On ne sait que ce qui a été dit au cours des réunions avec les gens de Paris, autant dire rien, répondit l'épicière en lui servant un verre de vin blanc à deux francs. Des chasseurs ont repéré le chantier il y a une quinzaine de jours, à l'autre bout de la commune. Il avait déjà fait une bonne partie du parcours entre Forestelle et nous. Certains pensent qu'ils vont aller jusqu'au pic, chez vous autres censément, ou pas loin, et qu'ils y seront dans deux ou trois mois, peut-être même moins.
   - Le progrès... commença le poivrot en levant un doigt sentencieux.
  - Dans deux ou trois mois, coupa Socrate effaré, mais alors c'est pour bientôt. Il avala d'un coup son vin blanc et sortit précipitamment. Une fois dehors, il resserra l'élastique de son catogan sur ses cheveux gris, raides et clairsemés, et enfourcha vivement le vélo rouillé qui lui servait à transporter ses fromages. Il traversa Saint-Lambert aussi vite que la vieille mécanique était capable d'aller et prit la route de la vallée. Il ne fit que deux ou trois kilomètres avant de buter sur le chantier. Une dizaine de bulldozers et de pelles mécaniques avaient ouvert une énorme brèche dans la montagne, une plaie grise rectiligne et profonde où s'affairaient d'énormes camions. En direction de Forestelle la route était déjà bitumée et une équipe posait les glissières de sécurité du côté de la vallée. A vue de nez, il dénombra une centaine de techniciens en cotte verte qui s'agitaient autour des engins. 
  Pour Socrate, historien de formation et humaniste par conviction, quelqu'un qui manoeuvrait d’énormes et pétaradantes machines dans le seul but de fendre la montagne ne pouvait être qu’un individu méprisable et dangereux. Jusqu’à présent, il avait réussi à se tenir à bonne distance de la technologie, comme de tout ce qui dérivait des sciences appliquées à cause, justement, de leurs applications, sources de tous les maux. Il pressentit qu’il n’en irait pas de même dans un proche avenir en voyant cette route ; s’il était vrai qu’elle se dirigeait vers le pic du Doubt.
    Il marcha prudemment vers une sorte de roulotte verte, et, par la porte restée ouverte, s'adressa à un homme assis derrière une table à dessin. Il le pria, sans élever la voix et le plus poliment qui soit, de lui permettre de rencontrer l'ingénieur responsable du chantier. L'homme releva la tête, regarda son visiteur avec surprise, détailla l’informe pull-over de laine écrue cent fois ravaudé, le pantalon de velours bleu déchiré aux genoux et les godillots avachis.
  - J'ai pas de boulot pour toi, l'ami. Tu n'es pas assez costaud et surtout trop vieux. Il renifla bruyamment... C'est quoi cette odeur ?
  - C'est celle de mes chèvres, répondit Socrate en pinçant entre deux doigts sa médiocre barbiche grise pour se donner une contenance. Je ne cherche pas de travail, je veux juste voir l'ingénieur responsable.
   - Il est à Paris en ce moment. Ecoute mon gars, si c'est pour nous emmerder et nous empêcher de continuer à bosser à cause de tes chèvres ou d'une bestiole en voie d'extinction quelque part dans la montagne, tu es mal barré. Nous avons toutes les autorisations qu'il faut et ça fait un an que l'enquête d'utilité publique est close. Fallait te réveiller plus tôt. Maintenant laisse-moi travailler et retourne auprès de ton troupeau. Au fait t'as quel âge ?
  - Cinquante-sept ans, pourquoi ?
  - Félicitations, on dirait pas. T'en fait au moins quatre-vingt.
  - Je veux juste savoir où vous vous dirigez, murmura Socrate en allongeant son maigre cou par la porte entr'ouverte. C'est pour prévenir les autres.
  L'homme déroula un plan sur une table de décharge et le cala à chaque extrémité avec de gros galets noirs. Il lui fit signe d'entrer.
  - On dirait un volumen, murmura Socrate.
  - Quoi ?
  - On dirait un rouleau de papyrus, l'ancêtre du livre... 
  Le plan montrait la route en coupe dans le sens longitudinal, avec son viaduc, ses deux tunnels ainsi qu'un tas de détails comme la récupération des eaux pluviales et la géologie des sols. Des ronds avec une flèche indiquaient les villages traversés. Socrate lu le nom de Saint-Lambert puis celui du hameau où il avait sa maison, pratiquement au bout du tracé. Il sentit son cœur s'arrêter.
  - Saint-Andoz-le-vieux, c'est chez moi ; et vous le traversez ?
  Son interlocuteur ouvrit un classeur et lut quelques lignes sur un feuillet.
  - On ne fait pas que le traverser, on rase aussi six ou sept ruines. Il est inhabité depuis des lustres et il nous faut du champ pour la route. En outre, on gagne du temps en coupant à travers.
  - C'est là qu'on vit, nous autres.
  - Qui ça, nous autres ?
  - Les copains, des femmes, des animaux. J'y vis depuis trente ans. J'y ai ma maison. Ce n'est pas à moi à proprement parlé, mais enfin j'y habite et j'ai rien d'autre.
  - Espérons qu'elle ne fait pas partie du lot à démolir, soupira le chef de chantier. De toute façon faudra trouver à vous loger ailleurs. La route traversera quand même votre patelin.
  Socrate, le visage soucieux, s'en retourna vers Saint-Lambert en poussant sa bécane. Le monde, celui de ses rêves et de ses idées, venait d'être attaqué par l'ennemi. Babylone l'impure, la Grande prostituée, la chienne maudite du progrès l'avait retrouvé et lançait sur lui les armées de Gog, roi de Magog, sous la forme de pelleteuses et de scrapeurs. Il soupira. Il n'y avait rien à faire, on ne pouvait s'opposer à Babylone et à ses Zélotes. Il ne lui restait plus qu'à fuir, à chercher un gîte plus loin, à placer les bêtes et les gens hors d'atteinte de ses griffes et de son haleine. Il y a un peu plus de trente ans, il avait acheté pour une bouchée de pain une vieille bergerie avec ses dépendances et un hectare de chênes truffiers sur la route de Gensac, à la sortie de Saint-Andoz-le-vieux (1508 mètres d’altitude, zéro habitant). Faute de s’y consacrer vraiment, il n'avait jamais trouvé une seule truffe. Il s'en moquait d'ailleurs, seule la bergerie l'intéressait. Deux ans plus tôt, étudiant, épris de justice et de liberté, il était venu passer deux semaines à Saint-Lambert, afin de s'imprégner du paysage et de l'atmosphère des lieux avant de rédiger sa thèse sur la terrible famine qui avait régné dans la vallée du Doubt, en l'an 1238.
  La vallée avait peu changé depuis le treizième siècle, encerclée et protégée comme elle l'était par les montagnes. Il avait succombé à sa langueur d'oubliée de la civilisation, à ses paysages majestueux, à son silence. Il était revenu s'y installer, sa thèse obtenue. Il voulait y vivre frugalement des légumes du potager, qu’il se sentait de taille à cultiver, et du produit de ses chèvres tout en écrivant des livres sérieux et pédagogiques condamnant la folie des hommes ; tout ça dans l'esprit d'Henry Thoreau et de Walden Pond car il avait vécu auparavant quelques mois enthousiastes à San Francisco, y avait rencontré Kerouac, Allan Ginsberg... Il avait compris alors où était la vraie vie.

à suivre,