Textes courts
Les vitrines de mon quartier
La coiffeuse.
Balthus- Thérèse rève
Le matin je vais chercher ma baguette, puis mon journal. Ensuite je traîne dans les rues, en attendant l'heure du repas. Puisque je n'ai rien à faire de mieux, je regarde le quartier se transformer. Les maisons que l'on retape, les trottoirs que l'on refait, les employés de l'eau ou du gaz quand ils font des trous dans la chaussée, les commerces qui s'installent ou qui s'en vont, sont des évènements très importants qui bousculent mes habitudes. De retour chez moi, j'en parle à ma femme pendant le repas, et on constate tous les deux, avec mélancolie, que le quartier change. L'autre jour la mercière a affiché : « Cessation de commerce. Changement de propriétaire ». Sans plus de précision. Je me suis mis à guetter l'instant fatidique, et regrettable, où le propriétaire allait changer, un peu comme on guette ces personnages qui apparaissent quand sonne l'heure de midi au jaquemart de la cathédrale. J'aime beaucoup la vitrine de cette mercerie. Les petites bobines de fil, les petits et grands écheveaux de soie de toutes les couleurs, les pelotes de laine aux tons violents ou pastels, sont pareils à des tableaux abstraits dont je cherche à découvrir le sens. Je m'y arrête tous les jours, et chaque jour je découvre un nouveau sens à cette vitrine parfois même un nouveau coloris qui s'était tenu caché jusqu'alors. Il y a les couleurs qui évoquent des paysages de printemps, d’autres qui aident à se souvenir et ramènent au jour des évènements oubliés, il y a celles qui comme les vitraux d'église rayonnent au soleil... J'aime aussi les rubans, surtout ceux qui ne servent à rien, ou bien les boutons. Je cherche ceux qui, en verre ou en nacre, me rappellent ces petits riens de mon enfance qui emplissaient mes poches. Et voilà que tous ces trésors vont disparaître...
Pendant une semaine la vendeuse a entassé la mercerie dans des cartons puis les a déménagés avec une camionnette. Ensuite des ouvriers sans gaieté ont occupé les lieux et saucissonné pendant une autre semaine. Puis une nouvelle boutique s'est installée. C’est un salon de coiffure pour dame. Il n'y a qu'une ouvrière qui doit être aussi la patronne car elle shampouine, coupe, frise, sèche et encaisse. Les premiers jours, je passais au large trouvant peu d'intérêt dans une vitrine ennuyeuse qui ne concerne guère les hommes et où le travail de l’ouvrière que l'on peut apercevoir est d'une monotonie d'usine. Puis, quand même, je me suis rapproché jusqu'à m'y arrêter. Finalement, elle n'est pas laide cette vitrine avec ses flacons bleus, verts ou dorés, ses boîtes de teinture et ses portraits de femmes, aux tignasses exubérantes, collés un peu partout.
L'ouvrière est jeune et jolie, avec de souples cheveux blonds coupés courts et de longues jambes. J'aime beaucoup son visage que je trouve pointu, triangulaire comme celui d'une chatte, en raison sans doute de son fin menton, de son nez effilé comme un bec de bergeronnette et de ses yeux très bleus qui partent en flèche vers les tempes. Je crois qu'elle ne me voit pas. En tout cas elle ne regarde pas dans ma direction. Elle travaille pourtant sous mes yeux, assise sur un haut tabouret à roulettes qui remonte sa minijupe. Mais, jamais elle ne regarde autre chose que la nuque de sa cliente. Ça m'arrange. Je peux plus librement et facilement rêvasser. Je lis les étiquettes des parfums : Irène de Ziffirelli, Mabrouska de Payens ou Cordoba de Van Eff. Je les imagine ces Irène, ces Mabrouska se promenant dans des jardins pleins de fleurs ou riant entre les tamaris et les pins. Parfois la composition du parfum est donnée. Musc, civette, lavande, thym, valériane, santal, cèdre, tolu et surtout ces patchoulis et anis qui m'emmènent vers la mer et les cigales.
Je déraille les yeux ouverts tandis que, de l'autre côté de la vitrine, la petite coiffeuse taille dans la barbe à papa de madame Martin ou décolore le porc-épic de madame Acoussian. Comme je l'ai dit, elle ne me regarde jamais. Je n'existe pas. Sans doute parce qu'un homme devant un salon de coiffure pour dame, dans son esprit c'est anormal. Et puisque je n'existe pas, elle se met à l'aise sur son tabouret et tourne vers moi ses longues jambes entrouvertes sur une culotte d'une blancheur innocente. Devais-je ne pas la voir à mon tour ? La question me tortura pendant quatre bons jours. La réponse me fut donnée par la logique : puisqu'elle ne me voyait pas, elle ne pouvait être choquée que je la visse. Donc, je pouvais continuer à la regarder. Dès lors j'abandonnai le patchouli, l'anis et les essences de rose pour me consacrer à la petite culotte de l'ouvrière. J'y verrai plus d'extravagance qu'aux plus beaux jours de la mercerie. Elle aime tous les coloris, elle tente toutes les fantaisies et ne recule ni devant les rayures, les damiers et les pois. Pas plus, au plus fort de la chaleur d’été, qu'elle ne recule devant les slips les plus légers et les plus fins.
À la fin de l'automne, quand il commença à faire froid, elle mit des collants et des jupes longues. Mon beau paysage me fut caché pendant presque quinze jours. Je fus si désespéré que j'ai pensé devoir abandonner cette vitrine pour aller chercher mes rêves ailleurs. Pourtant, un matin que je prévoyais comme le dernier, je m'aperçois que la petite coiffeuse, sous une jupe sage, mais courte, de velours roux, porte des bas et un porte-jarretelles d'un rouge acide et velouté. Les voyages redémarrent de plus belle, plus inventifs, plus raffinés et plus surprenants qu'avant. Car les bas sont décorés de si étranges et changeantes arabesques, ont des couleurs si variées et nuancées qu'ils me rappellent parfois les soies à broder et les canevas excentriques de la mercerie. Sur la peau mate, ocrée encore par la plage, si finement veinée de bleu, ils tiennent parfois seuls, parfois avec un ruban noué, jamais le même, orné d'une cocarde, d'une fleur de tissu ou d'objets surprenants comme cette petite photo d'un acteur connu ou cette minuscule cuillère d'argent comme une sorte d’invite à la dégustation. Elle aime aussi les jarretelles froufroutantes, voire les élastiques canailles ou même les corsets de rose fané de nos grand-mères.
Lorsque je me dirige vers cette vitrine mon coeur bat la chamade. C'est comme si j'allais au théâtre ou au cinéma sans savoir quel film ou quelle pièce va se jouer et quels seront les acteurs. Mais en sachant à l'avance que le spectacle sera magnifique. Harmonisera-t-elle ou au contraire contrariera-t-elle les tons ? Comment se pavoisera-t-elle ? Que verrai-je d'inconnu, au-delà de la transparence et de la dentelle. Quelles soies palpiteront sur des bouts de peau ? Il m'arrive aussi de plus en plus souvent d'avoir envie de me prosterner à ses pieds, de glisser mon visage sous la jupe pour humer et goûter ce que je perçois de mes yeux. Et qu'en est-il du bruit délicat des tissus que l'on froisse, du velours de la peau que l'on embrasse ? Mais pour que j'ose, il faudrait qu'elle me regarde et qu'elle me voie…
À la fin du printemps une affiche "À vendre" surgit entre les teintures et les eaux de toilette sans que rien ne l'annonce et la boutique se vida comme sous l'effet d'un ouragan. La veille encore la coiffeuse était là, et j'aurais pu lui parler. Hélas ! Le quartier, endormi comme le château de la belle au bois dormant, se réveille alors. On retape deux ou trois façades, la boulangère change de caissière, le journal parle d'une guerre possible. Les employés du gaz se mettent à défoncer la rue sous mes yeux avec une hargne sauvage et comme pour rattraper le temps perdu tandis qu’une équipe d'ouvriers en cotte verte remplacent les feux tricolores du carrefour dont l'orange paresseux était devenu trop indulgent...
J'ai appris chez le boucher qu'elle s'était mise en ménage avec le propriétaire du bureau de tabac et qu'elle lui consacre tout son temps. Comme il doit bien rêver ! Moi, je n'y ai plus goût. Plus du tout. Je crois même que je ne rêverai jamais plus.
Jean-Bernard Papi ©
Mademoiselle Gilette.