En avons-nous traversé la nuit de ces gares mauvaises, frileuses et si souvent perdues de pluie. Leurs quais, sous nos roues tapageuses allaient, venaient, si pesamment
quand elles nous crachaient au visage des invitations aux voyages sous des verrières et des auvents.
Alors nos destinées couraient dans l'air dans la raideur des lampadaires.
II
Soumis aux rêves des banlieues dans des arrêts interminables nous affrontions en moues dubitatives leurs hauts murs irrévocables.
Qui aurait pu deviner les avenirs hideux qui s'accrochaient alors aux cordes des lessives ?
Et j'ai vu se tourner vers nous des visages que les feux d'une lampe nous rendaient étrangers. C'étaient des Othellos, d'affreux Abencérages des ombres et des ors, un théâtre d'estampes.
Puis nos mondes glissaient en parallèles ainsi que deux vaisseaux d'une nuit sidérale chacun gagnait sa poche marsupiale et le train s'en allait vers d'autres archipels.
III
Des journaliers fumaient la pipe et grommelaient entre leurs dents. Il était question du gouvernement et du respect des grands principes.
Une jeune femme et son petit garçon montèrent à Saint-Amant : "Nous n'en avons pas pour très longtemps. Nous allons chez ma mère, à Clermont..."
Elle avait les cheveux roux et des yeux pleins d'aventures... Nous abandonnâmes nos lectures pour lui regarder les genoux.
IV
Les couloirs puaient le tabac le cuir, l'huile chaude et la ferraille. On trébuchait sur des soldats sur leurs bardas de havresacs et de musettes. Et devant les toilettes c'était le caravansérail des familles espagnoles qui festoyaient de cochonnailles. Un campement dans les valises.
J'y vis aussi mourir une fille en jupe grise qui fumait des cigarettes au menthol.
V
Un couple de paysans désespérait le contrôleur en demandant, une fois encore, l'heure de la correspondance, inquiets cherchant dans leurs poches leurs billets.
Ils nous prenaient à témoin : "Sommes-nous, messieurs, dans le bon train ?"
VI
L'aube débusquait nos sales gueules aux lèvres molles, aux cheveux durs qui sautillaient comme des pitres sur l'horizon couleur tilleul avant qu'un soleil de carbure ne s'embrase derrière les vitres.
Puis nos clins d'oeil erratiques s'en allaient battre la campagne en poursuivant les feux-follets et les étincelles électriques des caténaires et des trolleys.
Nous nous mêlions aussi au bagne des ouvriers poseurs de rails dont les dos disaient l'effort sous les vestes et les chandails.