Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

                                     Textes courts                                     

             Les vitrines de mon quartier




 Fantôme par Ikkyo                                      Visite du musée                                                                                                       
                                      

                                                             
 
    Dans une petite salle de l'ancien hôpital de la marine de Rochefort-sur-mer, il est un musée établi à partir des "pièces" ayant servi autrefois à l'enseignement des élèves médecins de la marine. Des militaires aux nerfs solides, destinés aux colonies et pratiquants leur art dans des bleds où la tradition voulait que les étrangers fussent empalés avant d’avoir eu le temps de défaire leurs bagages. Ces jeunes gens n'étant plus formés dans cet hôpital depuis un siècle, un intendant bien avisé a cru bon de réunir en un seul endroit ce qui meublait autrefois si joliment les amphithéâtres et les laboratoires. Avant de vous le décrire plus avant, permettez-moi de vous rappeler que la ville de Rochefort hébergea, de 1767 à 1852, un bagne de plus de deux mille forçats (1) employés pour la plupart à la construction des navires à voile dans ses arsenaux. Des gens de sacs et de cordes « paillards, rufians, vagabonds, meurtriers, gens scandaleux qui sont coutumiers de mal faire » ainsi que le précisait la Loi.
   Ce sont quelques-uns de ces forçats, réduits souvent à leur plus simple expression physique, qui peuplent, je devrais dire qui hantent, le petit musée. Le jour parcimonieux qui se faufile par trois étroites fenêtres et les murs épais, salpêtreux et humides, ont fait craindre le pire pour les plus belles pièces. C'est pourquoi l’intendant les fit mettre à l'abri dans de larges vitrines. Lesquelles, si elles les protégent des méfaits du temps, protègent aussi la sensibilité des visiteurs.
   Dans la première vitrine, Mathieu Victorin, un "bonnet-vert", condamné à perpétuité pour viols répétés et meurtre. D’abord aux galères puis transféré à Rochefort, mort du typhus en 1803. Présentement écorché et cloué aux broquettes sur une planche tirée dans un gigantesque tronc de sycomore africain âgé de trois siècles. C'est qu'il était gras et large ce Mathieu ! Tatouée des épaules à l'anus et des hanches aux orteils, sa peau fut pelée comme l'on ferait d'un lapin, et épinglée sur le bois pour je ne sais quel cours d'anatomie. En tout cas, pour les visiteurs, les tatouages, à eux seuls, valent le déplacement.
    Un peu plus loin Pierre André dit Fanfan, réduit à son appareil génital, s'empile au fond d'un bocal de verre épais, sous un bon pied de formol. Un "Bonnet-rouge", condamné à temps celui-là, entré au bagne pour l'attaque d'un bourgeois, le pistolet à main. Un bon compagnon à l'intérieur de la chiourme. Il s'est évadé en janvier 1817 et il s'est donné tant de bon temps avec les filles avant d'être repris qu'il nous est revenu avec une blennorragie compliquée d'un chancre de fort belle apparence. Ce qui lui enlèvera la vie, quelques mois plus tard. C'est ce chancre, bien conservé, que l'on peut voir et admirer pour peu que l'on extraie, avec les pincettes chromées mises à disposition, cette verge lamentable de son bocal.
   Je vous fais grâce des foetus mal formés ou mort-nés dont les bocaux jaunis encombrent les étagères des deux ou trois vitrines suivantes. Ils ne présentent d'autre intérêt que de satisfaire une curiosité de mauvais goût. Mis à part quelques siamois aux visages chafouins, d'une importance scientifique discutable, peut-être... Passons.
   Arrêt au numéro cinq, Charles Vandame dit Charlot-le-Surineur, entré au bagne en 1799 à dix-huit ans, mort en 1812 au cours du lancement de la frégate "Victorieuse". C'est lui qui devait faire sauter le dernier étai. Il n'a pas été assez rapide et la frégate lui est passée sur le corps. Amen. Le pauvre Charles aujourd'hui croupit, en deux morceaux, sous trois pieds d’alcool et formol dans une cuve en zinc dont il est permis de lever le couvercle.
   Suit, dans la vitrine numéro six quelques cerveaux de bagnards dont j'ai oublié les noms. Les ai-je d'ailleurs connus, ces noms ? De Villequier d'Amboise, professeur en ces lieux, prétendait pouvoir y déceler les signes de la scélératesse dans les plis et replis. Et quand bien même cela serait ! On ne va pas faire éclater le crâne des gens pour savoir s’ils vont tuer leur prochain, et, dans le cas s’ils le feront par étranglement ou par arme à feu ! Ou encore s’ils vont se contenter d'être de braves voleurs ou même de méchants et honnêtes bourgeois. Les visiteurs peuvent à leur tour faire montre de leur sagacité en examinant ces cerveaux. Les croquis et les explications de Monsieur de Villequier sont à leur disposition sur la petite table d'époque, à côté de la vitrine. On y trouve également une forte loupe, à toutes fins utiles.
   Avant-dernière vitrine, l'écorché n° 2, Louis-Lambert Fournier dit Lolo, un "bonnet vert", mort à trente ans d'un arrêt du coeur pendant une corvée de grande fatigue, une "cordelle" pour déséchouer un négrier. Toute la circulation sanguine de Lolo, coeur, veines, artères et vaisseaux jusqu'aux moindres, est présentée ici, épinglée sur une planche de cormier, en vrai grandeur. Un superbe travail des étudiants de troisième année. On peut vérifier que le pauvre Lolo ne mesurait qu'un mètre cinquante huit.
    Et pour terminer la visite, les débris : les pieds, les doigts, les mains, les nez, les poumons, les viscères, les estomacs et moi. Moi, Victor H. "bonnet-vert" condamné aux galères à perpette pour vols, viols et escroqueries, qui égorgea un sous-Côme de proue, un argousin si vous préférez, la nuit de Noël 1834 et qui fut décapité devant la porte de l'Arsenal de Rochefort, huit jours plus tard. Enfin, moi, c'est vite dit, disons ma tête qui marine dans son bocal de verre blanc empli à déborder de formol. Ma tête, telle qu'elle était en ce temps là, avec un rien de barbe grise, quelques cheveux encore longs et un sourire ma foi, qui me valait bien du succès auprès des dames. L’aide bourreau, un bagnard ami, a lâché la lame de la bascule à Charlot juste au moment où je souriais à une dame du premier rang.
   Voici donc notre musée et notre ultime demeure pour nous les âmes des pauvres forçats qui ne pouvons nous éloigner de nos restes mortels. Nous sommes condamnés à demeurer ici, comme au temps de la chiourme, quand les fers et la chaîne nous liaient deux à deux. Même pour aller aux chiottes, passez-moi l'expression. Mais ma punition, ici, est d'une autre nature. Elle commence quand la porte du musée s'ouvre sur les visiteurs. Je supporte mal les flashes c'est vrai, mais je supporte encore moins les bonnes femmes qui, systématiquement, s'évanouissent en voyant ma binette.

(1) Bonnet rouge : condamné à temps ; bonnet vert condamné à perpétuité             

 Jean-Bernard Papi ©



        Bagne de Rochefort, vie quotidienne : la correction.


                                                       
                                           

à suivre,