Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
                       Mythologie. suite .
                                                                

 
  Judas Iscariote.
  C'est Jésus qui, dans la bande, fut le premier à laisser pousser sa barbe et avoir les cheveux longs. Il ne portait pas encore de boucles d'oreilles en or et un
 diamant planté sur le nez, mais n'en était pas loin. Ce mauvais genre, il le devait à sa mère, la jeune Marie qui l'avait toujours traîné accroché à ses jupes. Le vieux Joseph, son père avait renoncé à lui donner la moindre éducation, préférant se consacrer à ses affaires. Il tenait une scierie ou une charpenterie, je ne m'en souviens plus.
  Il faut dire aussi que pendant la petite enfance de Jésus, Marie l’avait souvent confié à ces vieux dégoûtants du temple. Je les revois encore en train de le tripoter, assis sur leurs genoux osseux. Les trois quart du temps il était à poil ce gamin, je me demande même comment il n'a pas attrapé la crève.
  - Aimons-nous les uns les autres, qu'il murmurait à Pierre en le regardant droit dans les yeux.
  Il a dévoilé son jeu quand il m'a embrassé devant tout le monde, moi Judas, réputé chaud lapin auprès des dames. Je n’ai pas pu le supporter et je suis allé le dénoncer aux flics, à ceux de la Brigade du vice et de la vertu. Je ne regrette rien, que voulez-vous, c'est plus fort que moi, je ne peux pas supporter les pédés.

                                                   
  Noé.
  Je me souviens très bien du gars nommé Noé, il avait installé un zoo près de chez nous. Il comptait sur les touristes, les fameuses tribus d'Israël qui pérégrinaient à travers le monde. Quand il s'est rendu compte que ça ne marcherait pas, il s'est construit une sorte de péniche et il y a fait monter tous ses animaux, les éléphants, les crocodiles, les loups et les colombes, sans compter les rats et les puces qui suivaient les bestioles.
  - C'est pour descendre par les canaux, qu'il disait. On va aller s'installer dans le sud, là bas il y a des estivants, des vrais. Pas comme ceux d'ici, plus pingres que des Ecossais... Il n'avait pas plutôt embarqué sa ménagerie qu'il s'est mis à pleuvoir. Et comme d'habitude, les rivières du pays ont débordé et le pauvre Noé qui était piètre navigateur s'est trouvé emporté par les eaux. Je me demande où il est allé s'échouer ?

                                                   
 
  Adam et Eve.
  Je me suis retrouvé tout nu sur une île déserte, sans me souvenir de la moindre bribe de mon passé. N'empêche, j'ai rendu grâce à Dieu de m'avoir gardé vivant de ce que je suppose être un naufrage. Belle île ma foi, peuplée d'animaux paisibles, plantée d'arbres magnifiques et de fleurs parfumées. Inutile de chercher à me vêtir, il ne faisait jamais ni froid, ni très chaud. J'avais de l'eau pure, des fruits délicieux, des oeufs et des poissons à profusion, si bien que je consacrais très peu de temps à chercher ma nourriture. Je rêvais au soleil.
  Je m'ennuyais même un peu et dans mes prières je me mis à supplier Dieu de m'envoyer une compagne. La première qu'il me donna fut la tourterelle. Elle se posait sur mon épaule, roucoulait à longueur de journée mais n'avait guère de conversation. La suivante fut une chatte qui se frottait à moi en éveillant des désirs qu'elle ne pouvait satisfaire. La troisième fut une truie, salace au possible qui me donna le goût des bains de boue. Je me lassai assez vite de barboter avec elle et réclamai à Dieu une compagne de moins médiocre condition. Il m'envoya une chèvre qui sentait mauvais, puis une ânesse complaisante. Nous faisions de longues promenades ensemble, à travers l'île, mais je ne pus, malgré mes efforts, l'engrosser.
  Je voulais une descendance, m'occuper d'un bébé, veiller à la qualité de ses couches, le baigner et lui donner le biberon. Toutes choses dont s'occupe un papa moderne. Dieu fut ému et m'expédia une compagne humaine. Elle s'échoua un beau matin à bord d'un canot pneumatique. Elle était ni belle ni laide et portait des lunettes. Elle me débita la liste, fort longue, de ses diplômes, admit qu'elle avait beaucoup vécu et jura qu'elle allait m'apprendre un certain nombre de choses qui me seraient utiles dans la vie. La demoiselle se prénommait Eve et c'est ainsi que commencèrent mes ennuis...
 
                                              

 Oncle Tom.
  Oncle Tom possédait une case dans la troisième rue, à deux blocs de chez nous. Nous étions, mes parents mes frères et moi souvent sur le pas de la porte quand il rentrait du travail.
  - Bande de conna', foutus assholes, grommelait-il en passant devant nous, assez fort pour que le voisinage l'entende.
 - C'est-y que vous vous êtes disputés avec l'oncle Tom ? criait invariablement Alice, notre voisine, de sa voix de vieille pie.
  - Avec ce negro irrascible, c'est sûr que ça va mal finir, lui répondait papa avec une grimace.
  Papa travaillait pour la ville et conduisait une benne à ordure du type "Ville de Paris". C'était un énorme engin, lent et noir comme un cancrelat mais doté de la puissance et de l'endurance d'un char d'assaut. Papa en était fier et montait en vélo chaque matin au dépôt de la 18° rue, bien avant tout le monde, pour la bichonner, vérifier l'huile et l'eau et toutes ces choses qu'un chauffeur consciencieux doit exécuter de temps en temps. Ça ne plaisait pas au deux gars de son équipe, l'oncle Tom et un autre nègre du nom de Spartacus. Ils pensaient que papa en profitait pour les dénigrer auprès du chef. Ce qui me paraissait bien improbable car ce n'était pas le genre de papa d'adresser la parole au chef sans nécessité de service. Il était bien trop timide et trop bien élevé. En fait, ils lui en voulaient d'être blanc et surtout d'être chauffeur de la benne à ordure...
  - Ces cons de nègres ils auront ma peau ! me dit-il un soir que nous revenions d'aller voir un match de base-ball à Grant-Center. Ouais, c'est comme je te le dis mon petit gars, ils auront ma peau !
  Il me confia qu'il surprenait des conciliabules entre ses deux équipiers et qu'ils se taisaient quand il s'approchait. Ils lui cherchaient querelle pour des riens. Par exemple, ils lui reprochaient d'accélérer trop brutalement au moment où ils sautaient sur le marchepied de l'arrière, ou bien de commencer la tournée par les numéros impairs alors que ce jour-là ils avaient décidé de débuter par les numéros pairs. Il sentait la rébellion couver...
  Un soir il ne rentra pas et l'oncle Tom ne passa pas non plus devant notre porte. À minuit maman prévint la police et les autorités municipales. Moi, je me lançais à leur recherche sur ma bécane. On trouva papa dans la poubelle d'un restaurant Italien de la 33° rue, mal en point mais vivant. Il nous dit que Tom et Spartacus s'étaient jetés sur lui alors qu'il s'était isolé pour satisfaire un besoin naturel. Ils s'étaient emparés de la benne et avaient louvoyé une partie de la nuit dans les quartiers Est de la ville, coinçant et rançonnant les automobilistes, refusant d'enlever les poubelles et insultant leurs propriétaires. Mon père se sentait déshonoré. Deux jours plus tard les mutins incendièrent la benne près des quais et s'enfuirent en barque sur le fleuve. On ne les a jamais revus. Depuis mon pauvre père les traque à travers la ville menant son enquête pour sauver son honneur. Avec les copains de papa, et en attendant mieux, on a foutu le feu à la case de l'oncle Tom.

                                                             
 

 
Scarlett.
   J'avais lu ça sur une publicité de "Vache qui rit" : Pour tout achat de douze boîtes on avait droit au dernier bouquin d'Isabelle Macheprout, la romancière qui monte. Un coup de fil de la spécialiste en communication de la Vache en question, m'avait prévenu que j'avais été tiré au sort parmi des centaines de candidats et qu’Isabelle elle-même, elle l'appelait juste Isabelle comme une vieille copine, viendrait me remettre son bouquin. Fallait que je me tienne prêt à l’accueillir
    Son bouquin avait beaucoup de succès. Il racontait les tourments et les supplices d'une petite fille qui n'aimait pas le fromage, et en particulier la crème de gruyère. Sa famille d'adoption, des laitiers brutaux et vicieux lui infligeaient des sévices incroyables comme l'obliger à apprendre par coeur les encycliques de Jean-Paul Deux ou de lire le dernier Goncourt. À pleurer, et de quoi tomber malade pour de bon. L'histoire était neuve et la télé allait en tirer un film qui passerait ensuite dans les écoles. Moi, je me fichais bien de son livre. Celui que j'aimais depuis toujours et le seul qui avait une valeur à mes yeux était « Autant en emporte le vent ». Jamais je n'avais lu autre chose. Je le considérais comme si parfaitement achevé qu'aucun autre livre ne pouvait rivaliser avec lui.
    Donc Isabelle Macheprout est arrivée devant chez moi. Belle bagnole avec chauffeur, tout le quartier était dehors. Une fois les photographes partis on nous a laissé seuls, pour une petite heure. Le temps pour le chauffeur de visiter la ville et pour nous de discuter un peu. Isabelle Macheprout était noire, mais je le savais. Elle était petite et grosse avec des bras comme mes cuisses et d’énormes nichons, mais ça aussi je le savais. J'avais juste besoin d'elle pour faire la grosse boniche de Scarlett, la négresse conne qui disait toujours : « Oh oui, mamzelle Scaaarlett ! »(1) J’expliquais donc à Isabelle que j'étais Rhett Butler et qu'il ne nous restait plus qu'à trouver ensemble notre chère Scarlett qui devait se cacher dans les environs. Elle m'a regardé d’un drôle d'air, comme si j'étais devenu fou et elle s'est mise à hurler. Alors je suis allé chercher le fouet, celui qu’on utilisait chez moi dans le temps pour mater les esclaves.
Jean-Bernard Papi ©
(1) Il s'agissait de Hattie Mc Daniel qui tenait le rôle de Mammy dans Autant en emporte le vent. Elle obtint un oscar pour ce rôle en 1946.
 

                                                                                   

 Pauvre Hérode.
           
  Une danseuse Salomé ? Oui, mais pas n'importe quelle danseuse ! J'avais appris son histoire au catéchisme. C'était une contemporaine de Jésus qui obtînt en matière de salaire, un soir où elle s'était surpassée, la tête de ce vieux raseur de Jean-Baptiste, coupée bien proprement et sur un plateau. Heureusement que cet usage barbare ne s'est pas poursuivit, j'imagine aujourd'hui les ravages au Crasy Horse... Moi qui vous parle, j'ai rencontré la descendante de cette danseuse exigeante, une certaine Coryse Salomé qui tenait un magasin de produits de beauté à deux pas de la place du Palais à Angoulême. J'étais en sixième et je passais devant sa vitrine tous les jours en me rendant au lycée. Elle m'éblouissait par sa grâce et son impeccable maquillage comme dut être ébloui son oncle, le pauvre Hérode Antipas en son temps. Celui qui ordonna que l’on raccourcisse J-B.
  Ma chère mère lui achetait des parfums capables de retourner la volonté de n'importe quel homme, et surtout celle de son mari, comme on retourne une socquette. Lorsqu’elle me traîna pour la première fois dans la boutique de Salomé, celle-ci m'enveloppa d’un regard évaluateur et me caressa les cheveux d'une manière très particulière qui me chavira et me terrorisa tout à la fois. Je connaissais trop bien la suite de ces manigances. Ce jour-là, je pressais ma mère de nous en aller au plus vite. Salomé accompagna la fuite de sa proie d'un regard triste cerné de mauve et de noir.
  Je crus véritablement ma dernière heure arrivée le jour où je fus obligé d’entrer seul dans sa boutique. C'était à la veille d'une fête des mères et je ne pouvais plus reculer. Elle me fit cadeau de l'eau de toilette que j'envisageais d'offrir puis, sans que rien ne le laisse prévoir, elle me pressa contre son ventre à m'étouffer. Toujours en me tenant prisonnier, elle me fourra alors dans la bouche des caramels que je crus empoisonnés. Soudain, elle m'empoigna par les cheveux, et me fit basculer la tête en arrière... Je dus mon salut à l'entrée inopinée d'un brave homme qui possédait une belle tête carrée de romain. En grandissant, je finis par admettre qu'elle était probablement moins dangereuse que je ne l'avais supposé de prime abord, car, en toute bonne foi, je ne l'avais jamais vu danser.
  Jean-Bernard Papi ©
                 


à suivre,