Textes courts
Les vitrines de mon quartier.
Les axolotls.
Quand le chagrin et la solitude m'empêchent de savourer le peu que la vie m’offre, quand le fait même de respirer, de regarder par la fenêtre m’est insupportable, je vais voir les axolotls. J'ignore si les axolotls sont des poissons, des batraciens ou même tout autre chose tant ils sont énigmatiques. Le vendeur de l'animalerie ne le sait pas non plus, il ignore même comment ces bestioles sont venues sur ses étagères. Il y a là toute une tribu, empilée dans cinquante centimètres d'eau glauque qui vous regarde avec le regard attentif et docte d'un psychanalyste. C'est ce qui m'avait frappé, la première fois, ces gros yeux intelligents et profonds auxquels il ne manque qu'une paire de lunettes pour faire illusion. Ils ont des yeux humains ces axolotls, crémeux avec une prunelle brune, des yeux qui ne cillent pas et qui vous suivent, d'un mouvement lent et régulier de machine, jusqu'à ce que vous quittiez leur champ de vision. Leur faciès est celui d'un dieu Maya, large et plat, avec des lèvres lippues tandis que leur corps est celui d'un poisson d'une bonne livre affublé de quatre courtes pattes de crocodile.
Lorsque l’on s'approche de leur aquarium, pas un tressaillement de crainte ou de surprise ne les parcourt. Rien ne semble pouvoir désagréger le mur de leurs corps entassés. C'est une chose étrange qui vous met mal à l'aise de les voir ainsi les uns sur les autres, tous dans le même sens, parfaitement immobiles, aussi étroitement imbriqués que s'ils ne constituaient qu'un seul et unique animal, figé de toute éternité. Si on lui pose la question, le vendeur de l’animalerie répond qu'il ne sait rien d’eux et qu'il n'en a jamais vendu un seul depuis qu'ils sont arrivés. Il dit aussi qu'il leur distribue les miettes d'une nourriture qui leur est propre mais à laquelle ils ne touchent pas. Ils semblent se nourrir d'images. Celles qui leur parviennent de l'extérieur de leur bocal.
Quand Chloé, ma femme, est morte, il n'y a pas tout à fait un an, j'ai cru, pendant les semaines qui suivirent, qu'il me faudrait me tuer tant son absence m'était intolérable. Mon médecin me conseilla de m'acheter un animal de compagnie. C'est ainsi que j'allais, un matin, dans l'unique animalerie de la ville. Les axolotls venaient d'y être déposés. J'y suis retourné ensuite chaque jour, parfois même le matin et l'après-midi. J'essayais de deviner, dans ces faciès pensifs, ce qui les rattachait à la vie. Et ils me regardaient à leur tour avec ces yeux dévorants où passent des sentiments et des pensées que, petit à petit, je suis parvenu à déchiffrer. Je devinais l'étonnement, oh imperceptible ! qui les gagnait quand ils m'apercevaient venant à eux. Puis la lente et infinitésimale onde d'allégresse, ou ce que j'identifiais comme telle, qui traversait leur colonie. À mon tour, je leur montrais, de la même manière discrète, que j'étais heureux de les revoir. Nous nous regardions alors intensément, immobiles et insensibles au monde, soumis à une commune pulsation sanguine qui me pétrifiait et me glaçait la peau. Le rythme de ma respiration, devenait anormalement lent, synchrone avec les frémissements qui soulevaient, à peine, leurs flancs. Je me coulais, dans leur univers aquatique où tout est apathique et paresseux. Isensiblement, se formait, dans mes sens ensommeillés la conscience d'un temps éclaté et protéiforme où passé et futur se confondaient, je me sentais alors comme éparpillé en des milliers d’endroits à la fois. On pouvait me heurter rien ne parvenait à m'arracher à cet envoûtement. Jusqu'à ce que le vendeur nous change de place, mes axolotls et moi, et nous installe dans un endroit à part, hors du passage des amateurs de serins et de hamsters. À cet endroit, près des réserves de nourritures pour chiens et chats, un clair-obscur d'église nous enveloppait et dans le silence où nous baignons, nous échappons plus complètement encore au temps des hommes. Un matin mauvais, j'ai réussi à leur communiquer mon désespoir et mon isolement et j'ai deviné en eux comme une immense compassion.
Il y a quelques jours, j'ai discerné comme un reproche : Tu te laisses aller, me faisaient-ils comprendre, tu n'entretiens plus ta maison, tu ne fais même plus ton ménage, ni ta vaisselle. Et le lendemain : Prends un bain ! va chez le coiffeur ! Distrais-toi ! vide le livret de caisse d'épargne ! Fais un long voyage, chuchotaient-ils dans les volutes de mon cerveau. Offres-toi un costume neuf, coupé dans ces tissus anglais, légers et chers, que tu n'as jamais osé porter. Achète de nouvelles chaussures, va chez Florenti, achète ces mocassins devant lesquels tu t'arrêtais volontiers dans le temps... Mes larmes, malgré moi, avaient jailli. Je contemplais les axolotls, la vue brouillée et le coeur gonflé d'une exaltation aussi excessive que si à la seconde j'avais vu la Vierge Marie m'ouvrir les bras. Je venais à l'instant de comprendre. Mais comment était-ce possible ?... C'était comme ça, un point c'est tout.
Je me suis précipité hors de l'animalerie en réprimant mes sanglots. J'ai couru jusque chez moi, d'une traite. Tout était prêt de longue date. Je n'ai eu qu'à passer mon cou dans le noeud coulant. Je m'y suis pourtant repris à deux fois, tant étaient grands mon énervement et ma fébrilité. Rien n'allait assez vite pour la rejoindre. Car c'était elle, ma chère Chloé, qui m'adressait ces messages. C'étaient ses mots, ses phrases que j'entendais. Elle revivait désormais dans l'eau glauque, dans ces êtres dans lesquels la providence avait jeté son âme.
Tandis que je me balançais au bout de ma corde, l'eau mouilla mon visage, m'emplit la bouche et j'eus soudain devant les yeux la vitre verdie d'un aquarium et tout un monde nébuleux d'algues et de corpuscules. Je sentis alors, contre mon flanc, un corps glacé et caoutchouteux qui me pressait, tandis qu'une patte griffue se posait tendrement sur la mienne.
Jean-Bernard Papi ©
Carole.
Je m'appelle Carole. Disons Carole X. Un bon observateur me donne dans les trente ans, à deux ou trois ans près. Je travaille pour les Services secrets israéliens. Le code qui m'identifie est 1312, un nombre pair pour les filles, impair pour les garçons. C'est moi qui l'ai choisi après avoir consulté le meilleur cabaliste de Tel Aviv, un expert reconnu. Traduit en hébreu, en hébreu du moyen-âge, ce chiffre signifie beaucoup, beaucoup de choses qu'il ne m'est permis de ne révéler à personne, sinon il perdrait le sens magique et protecteur qu'on lui attribue.
Ma dernière mission s'est déroulée dans les territoires occupés de Gaza, en territoire palestinien. J'étais, pour les besoins de la cause, une intellectuelle palestinienne de retour au pays après dix années passées aux USA. Je parle à la perfection l'arabe, et le service m'a gratifiée d'une existence parfaitement mise au point. Il nous a fallu plus de cinq ans pour monter l'opération. J'ai même fréquenté UCLA, l'université de Los Angeles, durant deux ans. J'ai aussi beaucoup voyagé pour brouiller les pistes. J'ai failli épouser un coreligionnaire, un Palestinien innocent et bien réel, pour accréditer plus encore mon personnage.
Ma mission ? tuer Abou Sharif, le responsable des commandos clandestins et révolutionnaires du Hamas, le mouvement pour l'hégémonie du peuple palestinien sur le Proche -Orient. Cet Abou Sharif a la volonté arrêtée de rendre à son peuple toute l'antique Palestine, celle qui s'étendait de Tyr à la Vallée du Sel. Naturellement, il représente un danger pour la stabilité et la paix dans notre région. Il est marié, a des enfants. Mais de cela, je n'ai cure. J'ai un objectif et je dois m'y tenir. Je n'ai pas besoin de raisons particulières pour réussir, ou pour renoncer. Quelque chose a pourtant foiré dans ma mission. Ma véritable identité s'est découverte très vite et j'ai dû fuir. Mauvais signe pour le Mossad. Poursuivie par les hommes d'Abou Sharif, j'ai quitté les territoires occupés pour me réfugier à Londres. C'est là que l'un des commandos chargés de me neutraliser m'a rejoint…
Je cours dans une ruelle aux pavés humides et luisants. Deux lampadaires, datant de Jack l'Eventreur, éclairent ma silhouette d'un halo jaunâtre et sinistre. Mes longs cheveux dénoués, noirs et épais, presque bleus, flottent dans mon dos. Je n'ai sur mes seins, dont les pointes s'érigent sous l'effet de la peur, qu'un mince pull en laine verte. Une courte jupe de velours beige cache à peine le haut de mes cuisses. Je suis chaussée de bottes de cuir fauve et je serre, dans ma main gauche, mon pistolet, un CZ 75 de fabrication tchèque. Dans ma course, je me renverse vers l'arrière d'un mouvement qui plie ma colonne vertébrale. Mon bras droit est levé vers le ciel et ma main se tend comme pour s'accrocher à un invisible filin qui me sauverait. Peut-être est-ce un ultime adieu que je fais à la vie, car mes yeux sont révulsés et ma bouche, si belle, si joliment ourlée, si charnue, grimace sur un cri que l'on n'entend pas.
C'est que, dans mon dos et au fond de cette ruelle sordide la silhouette d'un homme perce la brume, un garçon de mon âge, aux cheveux bruns et frisés. Sa moustache fine épouse la grâce sinueuse d'un sourire satisfait. Ses yeux sont masqués par un appareil de vision nocturne qui émet une lueur verdâtre. Ce qui souligne encore son sourire et accentue l'avancée agressive de son menton et de sa mâchoire. Il se tient immobile, le buste droit, solidement campé sur ses jambes écartées et légèrement fléchies comme on l'enseigne dans les écoles de tir. Il tient dans ses mains jointes, et à bout de bras, un pistolet mitrailleur UZI MAC 10. Notre UZI. Les balles traçantes tailladent la nuit de striures rouge-feu. L'une d'elles m'a atteint dans le dos.
La magie ne m'a pas protégée, pas plus que les phylactères que je cache sur moi. Dieu m'a abandonnée et a choisi l'autre. Mais de quel Dieu s'agit-il, de celui qui règne sans partage dans nos Livres, ou de celui, un peu fou, qui habite la tête des hommes ? Je discerne, sur ma droite, dix images strictement identiques de ma mort. Sur chacune d'elles, jupe troussée, dans une ruelle éclairée de jaune où flotte une brume légère et bleutée, une fille, belle et brune qui me ressemble, est atteinte dans le dos par le trait de feu jailli d'un UZI que brandit un moustachu frisé. Suis-je l'objet d'une mise en abyme ou victime d'une fantaisie de miroirs ? Nullement. C'est moi, dix fois moi, images de papier verticalement posées sur un présentoir. Plus bas, des opuscules consacrés à Pierre Loti et des livres aux titres illisibles, paraissent placées là pour recevoir mon corps idéalement suspendu. Il me semble bien, qu'il y a, dans l'éclairage oblique d'un rayon de soleil toute une paperasse épaisse, des illustrés, des mangas, des Marvels des années soixantes nappés de poussière sur lesquels s'arrête parfois le regard d'un passant.
Derrière cette vitrine négligée, dans une minuscule et sombre boutique parfumée par le cuir patiné des vieux livres sur leurs étagères, un gros homme roux et barbu, un chat gris sur les genoux, somnole dans un fauteuil. Au fond de la pièce, dans un capharnaüm de pots de couleurs et de papier épais, une presse à bras est prête à fonctionner. Mais c’est l’heure de la sieste. Tout près du gros homme, sur un petit bureau de bois ciré une caisse enregistreuse électrique attend les cinquante euros de l'amateur de jolies filles, et de lithographies, qui viendra me cueillir.
Jean-Bernard Papi ©
à suivre