Il crut reconnaître la route qui menait à l'usine, et s'y engagea. Une route repérée dans la journée devient totalement incompréhensible la nuit et il crut s'être trompé. Il freina brutalement. Un grand bruit de tôles déchirées le fit sursauter, les autos qui le suivaient s'étaient télescopées et il entendit des cris de surprise, des ordres qui fusaient et des appels à l'aide. Il haussa les épaules et repartit. Tout à coup le grand cube de métal avec ses vitrages illuminés et sa cheminée sur le toit, surgit dans la nuit, devant lui. La voila ! J’y suis arrivé, jubila-t-il en enfonçant l'accélérateur. Il coupa la radio et fonça sur le poste de surveillance. Les occupants en giclèrent comme des moineaux surpris et coururent vers l'usine. Il broya et balaya la guitoune et sa barrière sans même ressentir un choc, ni ralentir. C'est du bon matériel tout de même que ce camion, songea-t-il avec la fierté d'un propriétaire. Droit devant lui maintenant se dressaient, derrière une paroi de verre, les deux étages de bureaux, déserts mais éclairés comme en plein jour. Il grimpa les deux marches d’un large perron, défonça une grande porte vitrée et sans ralentir, en écrasant tout sur son passage, ordinateurs, armoires, téléphones, chaises et tables de travail, il pénétra dans l'usine comme un fer chaud dans du saindoux. Il percuta et écrasa au passage un escalier métallique qui entraîna dans sa chute une grande partie de l'étage lequel s'effondra dans un vacarme de ferrailles et de verrières en chute libre.
Sorti des bureaux, il entra en trombe dans un vaste hall, en arrachant avec son pare-chocs deux ou trois cloisons d'aluminium et un paquet de câbles électriques qui se mirent à fumer et à projeter des étincelles dans tous les sens. Quelques techniciens en combinaisons blanches, masqués et chapeautés comme des chirurgiens s'affairaient autour de cylindres, aussi longs et volumineux que son camion, qui tournaient lentement sur eux-mêmes. Des tuyauteries de différentes couleurs, de la taille d'un tronc d'arbre, couraient le long des murs et sur le sol. Son intrusion avait cloué les techniciens sur place déjà assommés par une sirène qui hurlait dans toute la boutique. Fébrile et effrayé par tout ce tintouin, Socrate freina à mort mais, malgré tout, termina sa course dans les tuyauteries qui vomirent une boue rougeâtre et fumante. En voulant quitter sa cabine au plus vite il fit une fausse manoeuvre et déchargea son minerai dans un fracas d’avalanche qui résonna comme une canonnade dans une cathédrale. En quelques secondes le camion fut entouré par une centaine de techniciens en combinaison blanche, verte ou orange. Socrate n'eut pas le loisir de se demander ce à quoi correspondait une couleur particulière ; en se tortillant comme un asticot, il échappa aux mains qui voulaient le saisir et grimpa sur le toit de la cabine. L’image de Jean-Paul Sartre juché sur son bidon de deux-cents litres et haranguant les ouvriers des usines Renault à Billancourt, lui traversa l’esprit et lui donna du courage.
- Mes amis, cria-t-il, je suis venu vous délivrer et vous prévenir. Chaque caillou que vous manipulez est susceptible de vous tuer aussi sûrement qu'il a tué Charlène, Daniel, Emma, le muet et les autres. Fuyez d’ici le plus vite possible. N'écoutez pas le médecin et ceux qui vous payent, eux-même à la solde des multinationales égoïstes et sans scrupules. Détruisez cette usine maudite avant qu'elle ne vous détruise...
- Et du boulot, c'est toi qui nous en donneras ? vociféra une voix.
- Et le minerai, cria un autre, celui que t'as répandu sur le sol, qui c'est qui va tout ramasser et décontaminer ?
- Descend de là-haut et viens discuter avec nous si t'es un homme !
Socrate se rendit compte qu'il ne parviendrait pas à calmer les énergumènes avec des explications théoriques. Il se racla la gorge et commença à raconter l'histoire édifiante de la guerre de saint Christobaldus, l’histoire de ces ossements censés, grâce aux miracles, apporter aux hommes les plus grands bienfaits. Les techniciens l'écoutèrent en silence pendant une ou deux minutes puis quelqu'un cria : "On s'en fout de tes vieilleries, ramasse tes os et descend !" Ce qui fit rire les autres. Ils reprirent ce "ramasse tes os !" sur l'air des lampions, enjolivé d'insultes et de menaces dont les moindres étaient qu’une fois attrapé, il finirait chez les fous ou en prison.
Socrate, pressé de convaincre, s'énerva, traita d’ignares les premiers rangs, tenta d'obtenir le silence en donnant le chiffre exact des massacrés au nom de la foi, des morts de faim et des victimes de la peste de 1238, se trompa dans les chiffres revint en arrière et reprit son énumération. On l’insulta de plus belle et de vilaine manière. Il commit l'erreur de balancer un coup de pied rageur dans un caillou, au hasard. Le caillou atterrit dans la foule.
La riposte ne se fit pas attendre et une pluie de pierres roula autour de lui. Plus effrayé que véritablement blessé par l'une d'elles, il trébucha, glissa et tomba du haut de la cabine, sur le béton. Immédiatement et soudain consternée, la petite foule l'entoura. Les gendarmes qui étaient parvenus à se délivrer des tôles froissées firent irruption dans le grand hall. À leur demande, tout le monde s'écarta et se tint à distance. Quelqu'un décrocha un téléphone mural pour appeler une ambulance. Socrate ne sentait plus ni ses bras, ni ses jambes et son corps était glacé. "Il est foutu le pauvre vieux", entendit-il. C'était une voix familière mais il ne parvenait pas à mettre un nom sur cette voix, ni sur le visage qui se penchait vers lui tant sa vue se brouillait. Le visage ajouta, en lui écartant les mâchoires :
- Il est mal nourri, pas assez résistant. L'air de la montagne est nuisible pour ces gens-là. Il y a aussi des microbes teigneux sur le tronc des mélèzes. Il aurait dû aller vivre en ville, à Paris, sous les ponts comme je le lui conseillais...
Tandis qu’on le glissait sur une civière, Socrate sourit. Oui, l'air de la ville lui convenait parfaitement, San Francisco, Paris, Londres, New York ; il y donnera des conférences, plus tard. Un murmure parcourut la foule. "C'est madame la sous-préfète", lui dit un individu qui étendait une couverture sur ses jambes. Un parfum fleuri et délicat lui fit ouvrir un œil tandis qu’une femme se penchait vers lui et lui souriait.
- C'est bête ce que vous avez fait là monsieur Cousturier, lui souffla-t-elle à l'oreille. L'usine va fermer, ne le répétez à personne surtout, mais le minerai est maintenant trop pauvre, il ne vaut plus le coup. Socrate soupira de bonheur et ferma les yeux. Il avait gagné.
Jean-Bernard Papi ©