Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
 


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La part des anges, 2ème partie





  Célestin s'interrompit afin de se donner des forces avec sa topette. Pendant qu'il buvait, j'étais par la pensée au milieu de ces personnages, enveloppé d'un fumet de marcassin flambé qui sentait le baba au rhum des dimanches.
  – Y avait-il des saintes ? monsieur Célestin.
  – J'en ai pas vu. De toute façon, tu sais bien que les femmes ne doivent pas pénétrer dans nos chais, de crainte de voir tourner la gnôle. Je ne sais plus où j'en étais ? Ah oui, quand ils furent tous entrés, chacun prit place devant une barrique dont ils firent sauter la bonde, paf, d'une pichenette de la main. Et tous de renifler en roulant les yeux et en frémissant des narines. C'est que notre eau-de-vie à un bouquet si coloré, si puissant ! À damner un saint dit-on, et c'est bien vrai ! Et que je te compare, que je te hume, flairant d'une barrique à l'autre, hochant la tête comme des juges de paix, gravement et tout confits de bonheur, en vrais bons taste-vin. Puis suivit la dégustation, et pas en crachant par terre comme ces chichiteux à manières, ces Parisiens qui se privent du plaisir de sentir couler l'eau-de-vie dans leur estomac, chaude et violente comme une caresse de femme. Non, ils buvaient à franches goulées, émus, les yeux clos, recueillis comme à la messe. Quand chacun eut bien tâté de son tonneau, on alla chez le voisin goûter et comparer, toujours avec des mines et des grimaces de contentement. Je peux t'assurer qu'ils ne se sont guère privés et ont agi sans beaucoup de modération. Moi, pendant ce temps, dans mon coin, je me faisais invisible. Je devinais que ces anges là n'aiment pas beaucoup qu'un mortel se mêle de leurs affaires. Ce grand Saint-Michel avait une carrure de catcheur et une mâchoire de parachutiste qui ne me disait rien qui vaille. C'est lui qui, le premier, a posé son tuyau. Les autres ont cessé de boire et ont fouillé dans leurs robes pour sortir une petite fiole d'or qui fut remplie vivement ... Tu ne me demandes pas pourquoi ?
   – Si, oh si ! monsieur Célestin.
   – Et bien, j'ai supposé que c'était pour les saints estropiés qui les attendaient là-haut. Les pauvres Saint-Denis et autres martyrs, comme ce Saint-Sébastien qui sourit bien aimablement malgré la volée de flèches qui lui traversent le corps et le rendent tout pareil à une pelote d'épingles. Peut-être aussi pour les femmes du paradis. Elles doivent ressembler aux mortelles qui, dans le fond et quoi qu'elles en disent, ne sont pas les dernières à lever les verres... Enfin Saint-Michel a donné le signal du départ. Oui, mais voilà, à trop boire la route est longue ! Je fus surpris de découvrir que l'effet de l'eau-de-vie est tout à fait le même, que l'on soit ange ou humain. La galerie embaumait ni le lys, ni l'encens et j'entendais des rots très peu angéliques. Un spectacle à faire fuir un car de touristes allemands. Saint-Georges, en tombant, avait entortillé sa lance dans la robe de Saint-Agnant. Saint-Gabriel cherchait son porte-voix et rampait derrière un fût. Quelques-uns, soucieux des convenances, s'efforçaient de voler droit, mais ne parvenaient qu'à zigzaguer pour retomber comme feuilles mortes. Je ne parle pas des superbes auréoles dorées qui roulaient sur le sol, se carambolant et heurtant les barriques. Crois-tu que ça les affligeait ? Non, non ! Ils riaient aux éclats. Ils s'amusaient de leurs pitreries, se chatouillaient, se bousculaient, s'échangeaient ou se chipaient les auréoles. J'ai même vu quelques plumes tomber quand ils s'accrochaient en l'air. Tu ne me croiras pas, mais je n'ai même pas songé à les ramasser tant j'étais éberlué. Un qui n'appréciait pas, c'était Saint-Michel. Celui-là, c'est un pète-sec. Il le fit bien comprendre en distribuant quelques coups de pieds aux fesses, pour en remettre certains sur la route du ciel. Enfin quand tout le monde eut retrouvé et redressé son auréole, lissé ses plumes, se fut mis en rang, la procession s'ébranla vers la sortie. Te dire si j'étais soulagé et content de les voir partir ! Le dernier disparu, je me suis enfui comme un évadé de sa prison. Tu observeras qu'il n'est pas bon de boire en excès, qu'il y a des limites à qui veut conserver sa dignité. En un mot, mon petit gars, bien que cela me coûte de te le dire : ne bois pas plus que le nécessaire pour te sentir heureux. Même un ange saoul est laid ! C'est pour cette raison d'ailleurs, que l'on ne parle point de leur penchant pour la gnole dans les Saintes Écritures... As-tu cru mon histoire mon garçon ?
  – Oh oui, monsieur Célestin ! Mais vous les avez vus deux fois n'est-ce pas ? Etait-ce la même chose à chaque fois ?
 – La même chose, bien entendu .... Tu es un brave gars mais un singulier benêt soupira le tonnelier. O m'demande ben qui qu'ollé l'plus couillon des deux à c't'heure, ou de toué ou de moué... Ne répète cette histoire à personne, on te traiterait de fou mon pauvre. Comme si de croire aux anges pouvait le laisser supposer ...
   Célestin m'embrassa sur les joues en me serrant contre son tablier qui sentait tant l'eau-de-vie. Il se moucha bruyamment et après un petit geste de la main, comme pour me dire au revoir, il se dirigea vers la sortie. J'appris plus tard de maître Vignaud qu'il prenait, depuis, beaucoup de précautions pour manœuvrer les barriques et qu'il ne répandait presque plus d'eau-de-vie sur lui. Il se lavait même et changeait de linge, attitude nouvelle que j'attribuai à ses rencontres célestes et à Saint-Vincent en particulier.
 Après ce mémorable récit, plusieurs nuits durant, je me levais en cachette traversais le parc où volaient en rase-motte de dangereuses chauves-souris, pour gagner la vieille galerie. J'y guettais, tant que je restais éveillé, le passage des anges. Je ne vis que d'effrayants rats qui traversaient l'allée en trombe pour aller couiner derrière les futailles. Je finissais toujours par m'endormir durant ma faction et, contrairement à Célestin, ne m'éveillais pas quand les anges arrivaient. Déçu, je rejoignais ma chambre au chant du coq. Je n'étais pas en condition, c'était la seule explication logique. Ma mère, devant ma fatigue et mes yeux cernés, me bourra d'un peu plus de fortifiants et de vitamines ce qui me fit m'endormir plus tôt encore. Je finis par renoncer. Je fus cependant certain de n'avoir jamais attendu en pure perte car, je me souviens encore de cette étrange et inexprimable sensation que j’éprouvais au matin, en m’éveillant appuyé contre ma barrique. Je sentais, à cet instant, peser sur mon âme la bénédiction que chaque ange, en passant, avait déposée sur mon front.
 
Jean-Bernard Papi © (Extrait du collectif « Nouvelles Charentaises » 1992)

 
Ps : Pour ceux qui comme moi sont passionnés par la vie des anges je ne peux que leur recommander la lecture de La Hiérarchie Céleste de Denys l’Aréopagite encore dénommé Le pseudo-Denys (né vers l’an 500). Vous y découvrirez le nom des anges, leur nombre, ce que sont les chérubins, les séraphins, les trônes, les archanges… et patin couffin.