Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
I
                                       L'Aérius,   2ème partie






   Il se réveilla porté en triomphe par deux solides mécaniciens. On remisa l'Aérius et on fêta cet immense succès aérien avec force bouteilles de champagne. Il avait volé à cent-cinq mètres d'altitude pendant vingt-huit minutes et trente-sept secondes, s'attribuant d'emblée tous les records sur machine volante, catégorie plus lourd que l'air. Mais surtout la preuve était faite que l'on pouvait égaler les oiseaux et ainsi surveiller les troupes ennemies. De Quatrefigues avait pleinement atteint son objectif. Pour son second essai, il invita la presse locale et quelques édiles. L'allumage des fusées provoqua la débandade des spectateurs, mais tout rentra dans l'ordre quand de Quatrefigues, sûr de lui, se mit à virevolter dans le ciel comme un papillon. Tous furent émerveillés. Le vol suivant, quelques jours plus tard, se fit avec un passager, un journaliste intrépide et un peu fou qui s'évanouit deux fois mais écrivit à son retour sur terre des articles dithyrambiques. Et toute la France sut.

  Dans les mois qui suivirent, de Quatrefigues s'éleva dans les airs devant des ministres, des députés, des ambassadeurs et même devant cet âne bâté de chef d'état-major qui le félicita courtoisement de ce prodige aérien. Il ajouta perfidement et en petit comité que, décidément, à voleter ainsi dans les airs de Quatrefigues prenait de plus en plus les façons d'un serin. Notre héros aurait pu devenir célèbre, faire le tour du monde, écrire un livre. Le sort en décida autrement. Le Président du conseil éclairé par le chef d'état-major, enferma l'Aérius sous le couvercle de plomb du secret militaire. Les essais continuèrent néanmoins mais dans un déploiement de gardes armés et de sergents de ville ombrageux. On instaura des mots de passe pour s'approcher de la machine. On utilisa des noms codés comme "Chaussette" ou "Mirabelle" pour désigner les vols... La vie du général devint insupportable. L'hôtel particulier ne désemplissait pas de colonels et de capitaines affairés qui partageaient sa table et se montraient fort gloutons. Ces gens se mêlaient aussi de tout, redessinaient l'hélice, inventaient un variomètre, un pilote automatique qu'il fallut essayer sur-le-champ. Ils refirent même la décoration de l'Aérius de façon à ce qu'il passe inaperçu dans l'herbe. Je vous demande un peu ! Le comble fut atteint lorsqu'un fringant capitaine d'artillerie s'avisa de faire installer dans l'habitacle un fusil à multiples canons généralement utilisé dans la défense des forteresses.
  – C'est pour se battre dans les airs, expliqua-t-il tout content.
   Alors, on ne se battra plus à cheval, se dit de Quatrefigues qui resta tout saisi d'émotion par cette perspective. Vinrent aussi des visiteurs anonymes qui, en mauvais français, lui proposèrent des sommes colossales en échange de l'Aérius. Harcelé de toutes parts, il en perdit l'appétit et le sommeil. Il voyait en songe des Aérius qui s'entre fusillaient ou qui jetaient depuis le ciel des pierres sur d'innocentes troupes à pieds ou pis, sur des chevaux...
Alors, il invita les ministres, les ambassadeurs, les députés, le chef d'état-major et même les espions, à un vol qu'il promit grandiose. Entre temps il équipa la machine d'autant de batteries électriques qu'elle pouvait en contenir. Il entassa sur le siège réservé au passager des bouteilles de vin de bordeaux ainsi que des bocaux de haricots, de civet et de gibelotte préparés par son cuisinier. Il s'assura, en dernier lieu, du bon fonctionnement du dispositif appelé "pissoir", qui lui servait à évacuer le trop plein de sa vessie. Enfin, dans le vide-poches, près de son siège, il glissa une boite d'excellents cigares suisses et un vieil exemplaire des fables de La Fontaine qui ne l'avait jamais quitté. Après avoir détruit les plans de l'Aérius et toutes les sortes d'écrits qui en traitaient, il attendit le jour "J" en se reposant et en chassant dans la campagne.
   Au matin du fameux jour, vêtu de son plus bel uniforme, il se présenta devant ses invités, médailles et sabre astiqués comme pour une parade. Avant de se glisser dans la cabine, il monta sur l'aile, et, depuis cette estrade, s’adressa à la petite foule.
  – Messieurs les ministres et députés, vos excellences les ambassadeurs, messieurs les officiers, mesdames. En construisant l'Aérius, j'ai cru ouvrir aux hommes le monde enchanté de la troisième dimension. J'ai voulu les arracher du sol où ils se vautraient, les rendre légers comme des colibris. J'ai voulu permettre à ceux qui ne se connaissaient pas de se rencontrer par-dessus les fleuves et les montagnes. J'ai espéré, et ce fut là le point de départ de mes recherches, fabriquer un engin défensif permettant la surveillance d'un ennemi dans l'espoir de rendre vaine toute tentative d'attaque par surprise. J'ai pensé enfin que la France vue du ciel attendrirait les cœurs les plus endurcis. Je me suis trompé ! Vous n'avez voulu faire de mon Aérius que l'instrument de vos batailles et de vos conquêtes. Vous n'en êtes pas dignes.
   Sous les quolibets, de Quatrefigues salua militairement puis dignement s'installa aux commandes. Vivement, mais en pleurant, le secrétaire mit le feu aux fusées. L'Aérius alors, dans un vacarme de volcan ferraillant, échappa à la pesanteur et mit le cap sur le soleil levant. On ne revit plus jamais ni la machine volante ni le vaillant général comte Maximilien de Quatrefigues. Des gardiens de phare, à l'entrée de la Gironde, signalèrent leur passage. Ils filaient à plus de soixante kilomètres par heure vers la haute mer. Plus tard des marins portugais parlèrent d'un homme volant qui serait tombé du ciel dans une île des Açores. On le signala aussi sur la rive ouest du lac Tchad, au Tibet, près du Titicaca et même au royaume du prêtre Jean. Rien de bien sérieux dans ces rumeurs. La seule chose demeurée certaine est que l'Aérius et son pilote quittèrent Angoulême à 8 heures 3o du matin.
  Après cela, les techniciens retournèrent à leurs forges tandis que le secrétaire se faisait trappiste, non sans avoir au préalable décrit cette incroyable aventure et confié le manuscrit à la servante du papetier. Les politiciens firent effacer toutes traces de l'Aérius et de son inventeur. On retira de la vente les livres et journaux qui en faisaient mention. On censura la presse, la menaçant de supprimer ses subventions si une seule ligne était publiée de cette fâcheuse histoire. La vengeance officielle se tourna même contre l'hôtel particulier du général insubordonné, que l'on transforma en caserne de fantassins. Seul, le malheureux rapport, par un miracle inexplicable, échappa à l'holocauste. Il allait servir d'exemple aux futures générations de brevetés d'état-major, de ce qu'il est malséant d'écrire quand on est vaincu. On leur contait aussi, mais en catimini, la fin sans honneur du général de Quatrefigues afin de développer en eux le goût de l'obéissance passive et la crainte de toute initiative. Par chance pour le progrès, treize ans plus tard, un certain Clément Ader, aviateur, à bord de l'Eole... Mais ceci est une autre histoire.
 
Jean-Bernard Papi © (in Encrier Renversé n° 16-17 1992- Le Boutillon)
 
(1) Maximilien de Quatrefigues (1820-1874 ?) Anobli par Napoléon III et cousin lointain de l’arrière arrière grand-père de Ferdinand Quatrefigues (1915-1999). (voir :Vie et passion de Ferdinand Quatrefigues, éditions Mon Petit Éditeur )