Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
                  
               
La résidence.    
 
                                
  Depuis la plage de C. il est impossible d'ignorer la résidence d'Angleterre et d'Abyssinie. Ancien hôtel d'époque coloniale reconverti en appartements, l'avantageuse construction plastronne sur le boulevard Dialou-Oussouf, de toutes ses tourelles élancées, clochetons précieusement ajourés et balcons tarabiscotés aux garde-fous fins comme des pattes de mouche. Derrière cette délicatesse de verre filé, derrière la candide blancheur d'une façade aux fenêtres soulignées de bleu pastel, l'observateur un tant soit peu futé détectera aisément les répulsifs effluves de la plus déplaisante des forteresses. Il y supposera claquemurée une société bourgeoise et riche qui manifeste clairement, derrière ce rempart magnifique, sa volonté de s'isoler. Il l'imaginera un tantinet arrogante, aristocratique et de mœurs sévères, se réunissant autour d'un thé pour commenter les faits du jour dans des salons de velours grenat ornés de plantes en pot. En réalité une communauté de colons archaïques et puissants, dissimulant de dangereux secrets, se disait Séverin, long jeune homme pâle d'apparence fragile. Séverin qui ne sort guère dans le monde, n'a découvert que récemment la plage et la résidence. Sauf durant les quelques minutes où il s'immerge dans la mer en frissonnant, il est, le reste du temps, hypnotisé par l'harmonieuse majesté de l'édifice et surtout, nous allons le voir, par ses soixante-trois balcons. Il est à l'âge romanesque et mystique où l'on s'exalte jusqu'au sacrifice, où l'on prête des desseins cachés aux événements ordinaires et où l'on attribue une aura maléfique, ou bénéfique, aux objets comme aux êtres. Il est aussi très attentif aux signes de son ange gardien et aux frémissements de son intuition, car il craint, par-dessus tout, en manquant de vigilance, de laisser échapper une occasion essentielle à son avenir. Ce n'est pas qu'il soit gouverné par une vocation particulière, non, il se sent, au contraire, vacant pour de grandes choses et il attend, il espère l'incident qui le délivrera de ses doutes et lui indiquera clairement sa voie. Comme devant une immense scène, à toutes les heures du jour, il observe sur la façade le jeu des stores de toile et des persiennes qui dévoilent des silhouettes féminines gracieuses et charmantes. Ou supposées telles, car la distance intervient ici en faveur de la beauté et de la jeunesse. Il les quitte, toujours à regret, lorsque les fenêtres se ferment sur la nuit. Quelques-unes de ces nymphes, entre temps, sortent dans le monde. Elles franchissent la monumentale porte de verre de la résidence, saluées par un portier en uniforme, marquent un temps d'arrêt sur le perron de marbre beige éclaboussé de soleil, avant de s'engouffrer dans des autos américaines aux couleurs fluides et fraîches.
  L'une de ces jeunes femmes lui plaît énormément. Elle habite au troisième et dernier étage et ouvre ses persiennes à l'heure précise où il ôte ses vêtements pour s'installer sur le sable. Dans la blancheur de la façade, son appartement se remarque par un impertinent drap de bain rouge qui s'étale sur le garde-fou d'un balcon maniéré comme un couvercle de boîte à bijoux. Vêtue de blanc, elle va et vient chez elle, glissant de la lumière à l'ombre, seule apparemment. Séverin lui donne à peine vingt ans, son âge justement. Il espère, ardemment, qu'elle le distingue et le reconnaisse dans la foule des baigneurs. Il prie pour que le drap de bain rouge, s'il s'agit bien d'une connivence, rutile pour lui seul. Pour n'être pas en reste, il lui adresse de menus gestes et des baisers du bout des doigts, qu'elle parait, hélas ! ignorer. Séverin qui apprécie les blondes bien faites et d'apparence ingénue, est aujourd'hui persuadé qu'il aime avec force cette blonde inconnue. Ce matin-là, il remarqua que le drap de bain rouge avait disparu. Il réapparut au bras de la jeune fille du troisième sur le perron de marbre beige, et au côté du portier en uniforme. Elle se dirigea ensuite droit sur la plage en balançant, gauche-droite, sa jupe de coton blanc et en pointant, vers la mer, une poitrine grosse comme le poing dans un maillot de corps crème. Enfin elle étendit son drap de bain tout contre celui de Séverin, d'un geste des plus naturels. Le garçon, un peu épaté tout de même, chercha un mot de bienvenue en se raclant la gorge. Ne trouvant rien, il lui prit la main et la pressa tendrement tout en l'enveloppant de cette sorte de regard qui ressemble à un filet où l'on emprisonne l'être aimé. La jeune fille de son côté, après avoir vainement fureté dans sa mémoire pour trouver une phrase de préambule aimable, se pencha sur lui et l'embrassa sur la bouche. Quand leurs lèvres furent meurtries et leurs corps noyés de sueur, ils songèrent à se présenter l'un à l'autre. "Séverin !" annonça le garçon dans un impeccable garde-à-vous mental. "Millefleurs," murmura la jeune fille en dégrafant sa jupe pour apparaître en bikini rouge.
   Séverin apprendra d'elle que son papa fait des affaires et que sa maman est née princesse de Chine, ce qui n'est pas n'importe qui. Millefleurs espérait ainsi éblouir ce joli cœur dont les yeux myosotis paraissaient capables de l'entraîner aux pires folies. Séverin, plus porté à vivre le présent qu'à manifester des regrets concernant les dérapages de l'histoire, hocha cependant tristement la tête, compatissant à l'infortune de cette princesse sans royaume. Millefleurs lui confiera aussi que ses géniteurs étaient en vacances, très loin, dans un hôtel réputé pour sa cuisine et son air conditionné, et qu'elle attendait sans impatience leur retour. En apprenant cela, il fut envahi d'une immense et fiévreuse allégresse. Millefleurs vivait seule ! Il en étouffait de joie. Il allait pouvoir, derrière elle, pénétrer dans la résidence d'Angleterre et d'Abyssinie. Il allait satisfaire ce qui n'était jusqu'alors qu'une espérance, une aspiration qui lui nouait les nerfs. Sur son balcon, dès ce soir, il l'espère, il se pavanera comme un coq français, un dignitaire soviétique, un prince monégasque, un général arabe et même un pape !
  Cette insolite passion des balcons, cet extravagant stimulus, ce besoin dans sa chair suscité par leur image même, il le devait à un souvenir d'enfance. À sept ans, sur les épaules d'une robuste nurse anglaise coincée dans la foule, il avait assisté dans l'enthousiasme général, à l'apparition d'un chanteur de romances au balcon d'un hôtel de Biarritz, en France. Le chanteur saluait ses adorateurs d'un bras ample qui se déployait comme une voile dans laquelle venaient s'engouffrer les applaudissements de la foule. Il était, ce chanteur, tout là-haut perché comme un ange, transfiguré, chaviré par ces mètres cubes d'amour déversés à ses pieds. L'enfant sentit alors s'enfler en lui l'irrépressible envie d'être à sa place. L'irruption de la Vierge Marie, nue sur le dos du cerf de Saint-Hubert, eût moins ébloui et bouleversé cette fragile cervelle. Depuis, il ne pouvait s'empêcher de céder à cette compulsion qu'aucune médication n'était parvenue à étouffer. Comme un Roméo, il escaladait en cachette les façades jusqu'au premier balcon venu qu'il abordait comme une terre promise. Il s'y tenait ensuite, figé dans une pose exaltée, jusqu'à ce qu'on l'en déloge, parfois par la force. Il avait eu, déjà, maille à partir avec la police et le logis de Millefleurs, son balcon digne d'un roi allait lui permettre des exhibitions en toute sécurité. Elle s'était laissée convaincre mais l'avait prévenu.
  – Tu sais, ce n'est pas ce que tu crois. La résidence, derrière sa façade trompeuse, est usée et décrépite, rongée par les vents, le sel et les termites. Les mauvaises gestions et l'imprévoyance des propriétaires, la malhonnêteté des artisans, l'ont ruinée. Tu seras déçu.
  – Pourvu qu'il tienne cinq minutes, avait-il simplement répondu.
   Le soir venu et dans le sillage de la jupe de coton blanc, il se faufila entre les portes de verre sous l'œil soupçonneux du portier. Il s'était chargé les bras d'une pizza et de boîtes de jus d'orange pour improviser une dînette d'amoureux. Le tapis rouge de l'escalier central le surprit : un haillon malodorant, percé et repercé, maculé par toutes les boues et raidit par les crottes de toutes les races de chien. La première marche sur laquelle il posa le pied se déroba pour choir bruyamment dans le grand hall. Il en resta la jambe en l'air, tout interdit. Le portier la remit en place d'un geste las et fataliste.
  – J'ai des enfants, monsieur, sinon je serais parti travailler ailleurs, vous pensez bien...
  – Je n'ai pas eu le temps de te le dire, soupira Millefleurs. Mets, s'il te plaît, exactement tes pas dans les miens. Je suis habituée et je peux monter jusqu'au troisième les yeux fermés... Je n'en dirais pas autant de tout le monde ici, ajouta-t-elle sévère, à l'intention du portier.
  – Que mademoiselle me pardonne si je ne vais plus chercher les poubelles, mais j'ai des enfants...
  Séverin suivit Millefleurs en prenant bien garde à ne pas heurter du coude la main courante de l'escalier. La pierre se délitait et éclatait en miettes crayeuses au moindre choc. Sur le palier du premier étage, les galeries des termites zébraient plafonds et murs comme autant de traces de fouet et des portières de vieux brocart remplaçaient nombre de portes disparues. Celles qui demeuraient encore en place, étaient si fortement vermoulues qu'il n'en aurait saisies aucune de peur de les voir tomber en poussière. Sur l'une pour masquer un trou, il constata qu'on avait plaqué un Utrillo de peu d'intérêt. Le second étage ressemblait au premier. Par contre une odeur pénétrante de suri, de choux bouillis et de charogne assaillit leurs narines.
  – Les ouatères sont bouchés depuis six ans, reconnut Millefleurs d'un ton neutre. De la même voix qu'elle aurait annoncé : L'abeille Philomène a suivi cette piste, ou encore, Molière a pris son petit déjeuner à Pont-Saint-Esprit... Mais nous avons encore l'eau froide à tous les étages, souligna-t-elle de cette même voix impersonnelle de guide. 
   Parvenir au troisième et dernier étage exigeait des jarrets de montagnard puisqu'il fallut sauter, comme des isards, d'une marche à l'autre au-dessus du vide. Les plafonds crevés laissaient voir la charpente, quand ce n'était pas le ciel.
  – De notre lit nous aurons une vue magnifique sur la Croix du Sud, murmura la jeune fille.
  – Tant mieux, se réjouit sincèrement Séverin.
  Les couloirs libéraient une franche odeur d'humus. On y marchait sur une profonde couche de matière végétale mêlée à des débris de toutes sortes. Séverin y découvrit une tête de poupée hirsute qui les fit rire, puis un parapluie presque neuf et une poire à lavements. Il trébucha sur un volumineux dictionnaire de latin, caché sous un coussin de plumes et se retint à une cloison qui chancela singulièrement.
  – Les reliefs de nos repas sont vidés dans la cour intérieure, précisa encore Millefleurs en déplaçant une porte vitrée simplement posée contre le mur.
  Séverin approuva, c'était plus simple ainsi.
  – Nos besoins aussi, ajouta-t-elle en baissant pudiquement les yeux. Ils ne s'attardèrent pas dans le salon. Séverin fut ennuyé de constater que les termites y avaient dévoré plus des trois quarts des meubles de bois exotique.
  – Rapportés des Antilles par mon grand-père, murmura la jeune fille.
  Dans la chambre, ils regardèrent par le trou du plafond et virent au-dessus de leur tête une grosse étoile blanche qui commençait à peine à scintiller. Vénus ! murmura l'ingénue en rougissant. Sans plus attendre, et au risque de se montrer mal élevé, Séverin fila vers son tant désiré balcon. Il avait, devant un miroir et depuis bien longtemps, étudié cent poses différentes. Il composa d'abord celles qui avaient ses faveurs et crut bon de demander l'avis de Millefleurs. Bien qu'il aimât par-dessus tout la pose dictatoriale, bras ouverts, brassant la foule d'un grand geste pétrisseur, il n'osa pas la lui proposer de peur qu'elle le jugeât sévèrement. Il opta donc pour une pose ecclésiastique, onctueuse et bénissante, puis pour une royale, hautaine et impénétrable, ensuite pour une militaire raide et guindée, enfin pour une théâtrale à la Talma, impressionnante et volubile comme une tirade racinienne. Cette dernière plut beaucoup à Millefleurs. Timidement d'abord, puis avec assurance, ils l'essayèrent sur le balcon, cherchant l'endroit d'où elle donnerait la meilleure impression, calculant les effets de lumière les plus favorables. Séverin, comblé mais pénétré par la solennité et la grandeur de l'instant semblait se produire devant une foule imaginaire.
  En bas, les familles avaient déserté la plage. Les lampadaires de la rue, les boutiques et les bars éclairaient au passage des bandes de jeunes gens qui s'interpellaient. Des files d'automobiles rasaient les trottoirs. Un peu plus loin, le casino ouvrait ses portes et les salles s'éclairaient les unes après les autres où glissaient et s'affairaient des croupiers en habit. Séverin, habitué à ne pas faire de bruit, se serait volontiers contenté de tenir la pose. Millefleurs trouva qu'il manquait quelque chose et qu'une pose, aussi belle soit-elle, se devait d'être accompagnée d'un discours. Soudain inspiré, il cria de toutes ses forces en fixant la jeune fille : « Je vous aime ! Je vous aime ! » Les badauds, sidérés, relevèrent la tête tandis que de l'intérieur de la résidence montait un affreux bruit d'effondrement. Séverin et Millefleurs, se précipitèrent dans le couloir.  Au travers d'un pestilentiel nuage de poussière, ils se rendirent compte que l'escalier central venait de s'effondrer et qu'il gisait maintenant, en tas au rez-de-chaussée. L'aventure leur parut si amusante qu'ils hurlèrent à pleins poumons des « Je vous aime » qui entraînèrent, successivement, la chute de plusieurs cloisons et l'effondrement de larges morceaux de plafond, principalement au troisième étage. Ces destructions ne provoquèrent, par bonheur, aucune victime et nulle plainte humaine ne s'éleva des gravats.
  – Beaucoup d'hôtes de la résidence sont au club colonial, au restaurant ou en promenade, reconnut Millefleurs pour justifier du peu d'intérêt porté à leurs tonitruants cris d'amour.
  Alors, certains de ne déranger personne, ils se mirent à chanter à tue-tête, à brailler des Séverin je t'aime et des Millefleurs adorée. Ils émettaient ainsi, fort imprudemment, de dangereuses vibrations qui s'amplifiaient et entraient en résonance avec l'édifice. À chaque fois, quelque chose de lourd se détachait et tombait dans un fracas de canonnade, accompagné par la pétarade des broutilles emportées par la débâcle. Millefleurs, par jeu, devinait.
  – Plafond du couloir au premier, salon de madame Laplasse (pauvre madame Laplasse), lingerie du second, nursery (ma nursery...), palier du second, toilettes du troisième (au fond du couloir) ...
  – Voulez-vous bien vous taire ! hurla soudain le portier tout en bas qui venait de rentrer après être allé nourrir ses gosses.
  Vraoum ! lui répondit le bâtiment qui avait l'air de bien s'amuser lui aussi. Une dame âgée, réveillée par les secousses de son plancher, surgit à une fenêtre du second, suivie d'un couple de sourds et muets, d'âge moyen, au premier. Ni les uns ni les autres ne dirent quelque chose. Le vacarme intrigua les indigènes qui déambulaient sur le boulevard Dialou-Oussouf. Ils s'attroupèrent tout en faisant remarquer que « Pour ce qui est de faire la fête, ils y allaient un peu fort là-dedans ! ». Quand une partie du toit disparut à grand fracas, comme happée de l'intérieur, ils s'alarmèrent réellement. D'autant qu'un énergumène, au troisième, se comportait comme un candidat au suicide. Quelqu'un appela les pompiers. Séverin, dans cet instant, jouissait d'un abominable sentiment de supériorité sur les cloportes qui s'agitaient en bas en le montrant du doigt. D'autant que Millefleurs, pour rire, lui baisait les pieds et l'appelait son "Erostrate chéri". Elle lui contait l'histoire de cet homme devenu illustre après avoir incendié, il y a bien longtemps, un temple grec dont le commun des mortels d'aujourd'hui ignorait le nom de l'architecte. Séverin se vit alors enveloppé de flammes qui ne le brûlaient pas et au comble du ravissement, eut un violent orgasme qui l'inonda et le fit sangloter de joie. Il pouvait presque mourir à présent.
  – Millefleurs ! Oh, Millefleurs, comme je suis heureux ! J'ai trouvé le sens de ma vie. Désormais, j'irai de ville en ville et j'haranguerai les foules. Aux riches, je prêcherai l'entraide et le dévouement. Aux puissants, je dirai l'horreur du pouvoir. J'écouterai les justes, mais aussi les méchants, car il n'est point de mauvaises brebis. Je marierai les tendres aux féroces, pour qu'un harmonieux équilibre s'établisse. J'irai vers les pauvres et les mal chanceux pour les nourrir et leur laver les pieds. À tous, je dirai : Je vous aime, aimez-vous donc ! Car rien n'est plus vrai, plus pur et plus désintéressé que l'amour ! Et peut-être qu'un jour, je ferai, comme aujourd'hui, parler le Tonnerre de Dieu, alors, on me verra souvent à la télé. Je sais que ma vie ne sera pas toujours rose et qu'il me faudra convaincre l'incrédule, au besoin par la force, car la vérité est à ce prix... Adieu Millefleurs, ma sublime initiatrice, mon destin est désormais loin de toi.
  La grande échelle le surprit quand elle heurta le balcon qui, sous le coup, se fêla et faillit se séparer en deux. Le choc les précipita dans les bras d'un pompier de grande taille qui plut immédiatement à la jeune fille. Séverin descendit l'échelle en ouvrant largement ses bras aux vacanciers et aux indigènes. Puis, après avoir donné l'accolade à un pompier ancien combattant, embrassé une petite fille et serré une douzaine de mains, il se trouva hissé sur les épaules de ses premiers disciples, deux noirs athlétiques vêtus de blouse blanche. Ensemble, ils se dirigèrent vers l'hélicoptère que son père lui envoyait chaque soir, pour le ramener à la maison.              
   Jean-Bernard Papi ©