Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                        Il n'y a de recette de jouvence que le rire.
                       Partageons nos plaisirs. Vous lisez ! J'écris !      
    Il faut que je vous parle plus longuement de mon papa et de ma maman. Ce sont des êtres exquis mais plutôt brusques et nerveux. Ils sont beaux, tous les deux et possèdent presque toutes les qualités que l’on espère de deux êtres humains de sexe opposé. Leurs parents les ont choisis dans le meilleur des catalogues, et un mois avant leur naissance, d’un commun accord ils les ont appariés, ou unis si vous préférez. Pourtant leur création quasi simultanée a foiré. La Grande-Maison s’est excusée mais le mal était fait : ils étaient anormalement intelligents. Ainsi que je vous l'ai dit, dès qu’ils ont été adultes ils ont eu du travail dans un des laboratoires de la Grande-Maison, avec la permission de procréer à leur tour, ce qui est un très grand honneur pour des adultes si jeunes. Maman est grande et bien faite, verte de peau et bleue de cheveux, un bleu azur très sexy et pour papa c’est presque l’inverse, il est bleu de peau mais sans cheveux. Tous les deux mesurent un mètre quarante. Un des directeurs du planning familial, par une lettre signée de sa main -un grand honneur là encore- leur a donné le nom de famille de Schtroumf. Je m’appelle donc Platon Schtroumf si je me fonde sur un usage antique, rarement appliqué de nos jours, qui veut que les enfants portent le nom des parents. Mais revenons maintenant au concours.
   Après le repas nous passons aux épreuves physiques qui se déroulent dans de petites salles en sous-sol. Ma première épreuve a consisté à remonter un seau d'eau puisé dans une citerne. Je n'ai presque pas fait tomber d'eau et l'examinateur, un gros type kaki de peau et d’un mètre trente qui sentait l’oignon de contrebande, une drogue douce, a eu l'air satisfait. Hélas, les épreuves suivantes furent désastreuses, en particulier la bicyclette. Je suis tombé sur le derrière au deuxième tour de roue. La promenade du chien n'a pas été plus glorieuse, j'ai failli me faire mordre en lui marchant sur la patte. J’ai ensuite bafouillé le discours d’anniversaire que je connaissais pourtant par cœur et je me suis brûlé la paume de la main en allumant la bougie du gâteau. J’étais probablement ramolli par la digestion du soja grillé, ce qui expliquerait ma maladresse. Mais soyons philosophe comme on disait dans le temps, attendons la suite car les épreuves sont difficiles pour tout le monde.
  Les résultats nous sont donnés le soir même et à l’issue de la dernière épreuve. Pour nous faire patienter, une horloge déroule un compte à rebours sur l'écran de l'ordinateur. J'aurais pu m'occuper en jouant à un jeu électronique comme celui de « Mario, le plombier redresseur de tubes » mais dans ma hâte de connaître les résultats, je me sens incapable de me concentrer. Le rouquin verdâtre qui est derrière moi me demande si j'ai bien marché. Je hausse les épaules et lui fait comprendre d’un geste de la main que je suis fataliste. Nous avons passé deux des épreuves physiques ensemble. Il est tombé avant même d'avoir grimpé sur le vélo et se sait éliminé. Le pauvre garçon porte maintenant un gros pansement au front et un bandage au genou droit.
 
  Dehors,le vent qui vient de la plaine du nord s'est levé, comme tous les jours à dix-neuf heures dix, avec son chargement de pierrailles et de mauvaises odeurs. De temps à autre, il projette du sable contre les fenêtres et les têtes se tournent vers ce crépitement pourtant habituel. Le compte à rebours est maintenant terminé et les noms des admis commencent à défiler. Le mien n'y est pas. Je me retiens de pleurer. On entend des cris dans la salle. Quelques exclamations de joie mais surtout des clameurs de désespoir. Certains se cognent la tête contre la table ou contre l'écran de l'ordinateur, d'autres se jettent contre les murs, tête la première. Par bonheur nous avons les os du crâne épais. J'interroge la machine pour confirmation. Elle confirme en effet mon échec et me donne les notes obtenues à chaque épreuve. Mon seau et mon vélo ne m'ont pas rapporté ce que j'escomptais, même pas la moyenne. J'aurais peut-être dû remplir complètement le seau. De toute façon je suis recalé et, n’en pouvant plus de me retenir, j'éclate en sanglots.
   Derrière moi, le rouquin, pourtant prévenu de son sort, pousse des gémissements terribles et se ronge les poings. Les reçus, pendant ce temps, se sont mis en rang dans les allées et sur les quatre escaliers. Ils marchent l'un derrière l'autre en se tenant par les épaules tout en chantant un vieux chant de victoire de nos ancêtres, la fameuse « Coincoin’s danse ou Marche des canards ». Ils se dirigent vers une petite porte qui vient de s'ouvrir au fond de l'amphithéâtre. Sur le pourtour de cette porte une multitude d'ampoules de couleur, assemblées en forme de cœur, scintillent en cadence pendant que les heureux élus s'engouffrent par l'ouverture en nous faisant de grands signes d'amitié. Je reconnais le fils du chef de district avec qui j'ai appris à monter sur la bicyclette. Le veinard, il n'était pourtant pas plus doué que moi sur cette foutue bécane.
   Une voix féminine s'élève soudain et couvre le brouhaha. Elle exige sèchement que nous sortions dans la cour. Je me rends compte alors, et j'en suis bouleversé, que j'ai uriné sous moi pendant mes manifestations de chagrin. Maman va me le reprocher vertement car il y a plusieurs mois que cela ne m'était arrivé. Puis la voix parvient à calmer tout le monde par des paroles de consolation et de réconfort chuchotées doucement, presque maternellement. « Des consignes vont vous être données dehors » dit-elle gentiment. 
Je suppose qu'il s'agit de consignes pour préparer le concours de l'année prochaine, et peut-être pour le réussir cette fois. Je me lève avec mes voisins qui reniflent, s'essuient les yeux et se mouchent à grand bruit. Un escalier extérieur nous conduit derrière l'amphithéâtre sur une sorte de terrain vague, très grand, borné par des haies et des buissons que l'on distingue au loin dans une légère brume crépusculaire car le vent s'est calmé. Un endroit habituellement interdit, gardé par des chiens transgéniques à huit pattes et trois têtes. Une large route longe le terrain et des centaines de camions sont garés sur un côté de la route. E
quipés de bancs de bois, ils sont rouillés et déglingués, maculés de boue avec des plates-formes ouvertes au vent. Les moteurs sont coupés, mais on devine les chauffeurs en place dans les cabines. Quelques-uns parmi nous se sont remis à pleurer. Je pleurerais bien moi aussi mais mon incontinence m'a totalement déboussolé et je me tiens tranquille en serrant les jambes sur mon short mouillé. Comble de malheur, j'ai oublié en partant ce matin, on ne sait jamais, d'emporter des couches jetables.
   Un haut-parleur grésille soudain au-dessus de nos têtes et la voix de tout à l'heure nous ordonne de faire silence. Quand le bruit est raisonnable, un individu monte sur une estrade au loin. Il est éclairé par des projecteurs qui font effet de loupe et ainsi grossi, on le distingue très bien malgré la distance. C'est un être monstrueux qui ressemble aux mannequins de la revue porno. Il est plutôt jeune avec un corps démesuré et longiligne, une tête négligeable et des cheveux noirs en broussaille. Un physique préhumain, débraillé et grossier comme celui de nos ancêtres d'il y a trois ou quatre cents ans. Ou comme le professeur de bicyclette, le fameux champion cycliste, mais en nettement plus jeune. Il est habillé, comme sur les photographies de cette époque, d'un pantalon de gros velours beige, d'un pull de laine marron, de bottes en caoutchouc vertes et il tient à la main un casque jaune identique à ceux qui sont exposés dans le musée de l'Industrie de la Grande-Maison. Un cri de surprise s'échappe ne nos poitrines en voyant ce spécimen que nous savions en voie d’extinction. Quelle mère indigne a engendré un pareil monstre ! Il est bien réel cependant et il s'adresse à nous, juché maintenant sur un gros bidon rouge.
   – Je m'appelle Karl et je suis le responsable de l’un des cent-mille chantiers de la Grande-Maison. (Nouveau cri de surprise de notre part car nous ne nous attendions pas à ce que ce monstre occupe un poste aussi éminent.) Puisque vous n'avez pas réussi le concours, continue Karl, je suis chargé de vous offrir une situation en rapport avec vos modestes mérites. Mes adjoints, les kapos ici présents, vont vous répartir, mâles et femelles, entre les différents sous-chantiers. Ensuite, vous embarquerez sur les camions. Si dans dix ans les dirigeants sont satisfaits de votre travail, vous deviendrez alors des citoyens à part entière, vous aurez un emploi définitif et, heureux jeunes gens, vous pourrez vous marier et, peut-être même, vous reproduire...  
   Avoir entendu ce Karl m'a rendu heureux, figurez-vous ! Devenir un citoyen et se marier puis copuler sans cesse et avoir un enfant, c’est le but de tout le monde… Et le mien bien sûr. Plein d'espoir et de confiance dans mon avenir, je me dirige vers le groupe des kapos, soulagé d'être débarrassé à tout jamais du concours. Qu'auraient-ils inventé l'année prochaine pour nous faire bisquer : Escalader un rocher synthétique pointu ou abattre un arbre en plastique ? Merci bien ! Mon short est presque sec et j'ai finalement digéré les graines de soja grillées. Je commence à mieux comprendre mon papa quand il me dit que le vrai bonheur se trouve dans les actes les plus simples de la vie quotidienne, comme conduire un robot nettoyeur. Je remercie mes chers parents que je ne reverrai pas de sitôt et peut-être plus du tout, mais c'est la vie n'est-ce pas ? Avec un peu de réussite, et, comme semble le sous-entendre Karl, si la Grande-Maison est satisfaite de moi, je me marierai et j'aurai un enfant, un seul comme le prévoit la loi. Lorsque nous le choisirons sur le catalogue, avant de copuler, ma compagne et moi, avec l’aide du sélectionneur-généticien, nous le choisirons évidemment à notre image, mais plus beau encore et pourvu de talents nouveaux et originaux. Dix doigts à chaque main par exemple ce qui est très pratique pour tourner les pages des catalogues. Et puis un ou deux gènes additionnels intéressants comme le gène du kangourou, pour le côté sportif ou du rossignol pour le chant. Alors comme mes parents l'ont fait pour moi, quand il sera grand, vers la quarantaine, je l'aiderai de toutes mes forces à préparer le concours afin qu'il accomplisse à son tour des choses utiles pour la Grande-Maison. C’est cela notre avenir. Mais je lui dirai aussi : « Tu sais, je n’ai jamais réussi le concours et je ne m’en porte pas plus mal et comme disait ton grand-père, le vrai bonheur est dans l’accomplissement des choses simples de la vie, comme vider les bassins dans un hôpital… » 
   Les kapos, des filles costaudes comme nous, roses de peau et
plutôt jolies, nous ont séparés en plusieurs groupes à peu près égaux. J’appartiens au groupe de ceux qui vont travailler de leurs mains. Le deuxième groupe est formé de ceux qui vont travailler dans les laboratoires de la Grande-Maison. Un troisième groupe, très nombreux, est dirigé d’emblée vers les douches et la destruction des parasites. Il s’agit probablement de gens qui ne se lavent jamais, ça existe parait-il. Des gens dont l’avenir est mal connu, c’est le rouquin qui me l’a dit, celui qui était derrière moi et qui n'a pas su grimper sur le vélo. J'appartiens au sous-chantier 9g.025, je loge dans le baraquement G47 avec le rouquin lequel se prénomme Olivier. Moi, comme je l’ai dit plus haut, c'est Platon, un beau prénom je trouve. Le bâtiment G47 est une sorte de haute tour à l'intérieur de laquelle se trouvent des alvéoles desservies par un escalier central en colimaçon et de nombreux ascenseurs. Chaque alvéole, en réalité une chambre pour deux, comprend deux lits escamotables, un distributeur de nourriture escamotable, un système de renouvellement d'air, un appareil de nettoyage des corps et une armoire escamotable. Nous disposons aussi d'un ordinateur quantique individuel. Le mien est en panne mais j'ai bon espoir de le voir réparé bientôt. En attendant je prends des notes que j'enverrai à ma famille, sur un carnet électronique.
   Il nous a fallu une journée entière pour nous installer. Une jeune fille très distinguée à la peau violette et cheveux blancs a pris nos mesures pour nous tailler un uniforme de sortie et des vêtements de travail. Une autre, une soubrette jaune avec un nez démesuré a commencé à nous expliquer le fonctionnement de la machine à nettoyer les corps. « Eh ! Oh ! a grogné Olivier, nous ne sommes pas des demeurés ! » Vexée la soubrette a tourné les talons et a quitté la pièce. C’est bien embêtant car il y a des robinets et des appareils dont nous ignorons l’usage. Olivier a dit que nous n’avions pas besoin de nous laver. « On finira alors comme les autres, sous la douche » je lui ai fait remarquer sombrement. Une autre fille, avec une peau rouge cerise, est venue nous proposer ses services. « Pour vous faire n’importe quoi », a-t-elle dit avec des clins d’œil de chouette hulotte surprise par la lumière. Ni Olivier ni moi, une fois de plus, ne savons ce qu’est ce "n’importe quoi", et c’est bien embêtant, alors on lui a dit que nous n’avions besoin de rien. Elle nous a traités de "phoques impuissants" et elle est allée dans la chambre voisine proposer ses services. Nous aurions dû lui demander pour les robinets de l'appareil de nettoyage.
  
à suivre