Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
                                                     Acte 6
 
 La salle à manger de la Maison des Oiseaux, repeinte, rajeunie, débarrassée des fleurs en papier, avec même un grand poster représentant une plage et des cocotiers. Les pensionnaires, les mêmes qu'au début de la pièce, prennent leur petit déjeuner. La table où Monsieur Jean et ses amis s'asseyaient est vide. Il est huit heures à la pendule murale. Doux-Jésus va et vient distribuant sans compter des brioches et des croissants qu'elle puise dans une vaste panière. Des haut-parleurs accrochés dans un angle au fond de la scène diffusent une musique d'ambiance.
                                              
 Doux-Jésus  
 Voulez-vous encore une brioche madame Lebœuf et vous Anne-Clothilde un peu plus de lait ou de chocolat ? Prenez des forces... Il ne faut pas vous gêner, mon doux Jésus, j'ai ce qu'il faut. Maintenant, les réserves sont pleines. Moins de discours, a dit notre mère supérieure et plus de gâteries.
 
La porte vitrée s'ouvre et monsieur Jean parait. Il porte un costume clair, des lunettes de soleil et une élégante mallette. Doux-Jésus, surprise, lâche sa panière  
 
 Doux-Jésus
 Doux Jésus Seigneur Dieu tout puissant ! C'est vous monsieur Jean ?
 
Monsieur Jean 
 C'est moi, en chair et en os, comme vous pouvez le constater, ma chère Doux-Jésus.
 
Doux-Jésus 
 Je croyais que vous ne reviendriez plus à la Maison des Oiseaux. Que vous aviez refait votre vie.
 
Monsieur Jean  
 A mon âge on ne refait pas sa vie, on la prolonge juste un tout petit peu.
 
Doux-Jésus  
 Mais d'où venez-vous donc, mon doux Jésus ?
 
Monsieur Jean  
 Du Rocher de la Vierge. Les trains, les tramways et les diligences sont repartis.
 
Doux-Jésus  
 Ah ? Les trains ! Quels trains ?
 
Monsieur Jean  
 Je veux dire par-là que la réalité a repris ses droits et que le rêve est fini. Vous ne pouvez pas comprendre Doux-Jésus.
 
Doux-Jésus  
 Et Marie-Cat et monsieur Charles-Albert ?
 
Monsieur Jean  
 Charles-Albert est mort en contemplant un lac bleu qui brillait au soleil, dans un petit village à l'écart du monde. Un de ces villages comme aiment les vieux, avec des géraniums aux fenêtres et du linge qui sèche dans les cours, des rues étroites et fraîches, avec une petite place et une fontaine où l'eau clapote, des bancs de pierre pour se reposer et des commerces tout autour.
 
Doux-Jésus (joignant les mains
 Mon doux Jésus, c'est donc ça le Rocher de la Vierge !
 
Monsieur Jean  
 Non, ça c'est un village quelconque, près d'un lac. Le Rocher de la Vierge, c'est encore plus beau. C'est là que voulait aller Marie-Cat. C'est une ville au bout du monde, où le soleil est doux comme du miel et où l'on n'a plus de rhumatismes. L'océan vous empêche d'aller plus loin, sauf si vous êtes navigateur. Et chaque soir les navigateurs se relaient sur la plage pour raconter aux habitants ce qu'ils ont vu et quelles aventures ils ont vécues.
 
Doux-Jésus  
 Alors Marie-Cat est restée là-bas ? Sur la plage, à écouter parler les navigateurs ?
 
Monsieur Jean  
 Non, au bout de quelques jours sa fille est venue la chercher. Elle voulait que sa mère vienne vivre auprès d'elle. Tous les jours un voisin, ou un collègue de travail lui demandait où elle cachait sa mère. Alors, un matin elle a craqué et elle est allée chercher Marie-Cat. Marie-Cat m'a téléphoné avant hier, elle est aux anges et elle a juré à sa fille de ne jamais se mêler de ses affaires. C'est aussi la coutume dans la ville où elle habite que les vieux ne se mêlent pas des affaires de leurs grands enfants.
 
Doux-Jésus 
  C'est une ville aux mœurs bien étranges, mon doux Jésus...
 
Monsieur Jean  
 Et Anselme ?
 
Doux-Jésus  
 Anselme s'en est allé. Il y a quinze jours de ça à peine, le docteur Prune n'a rien pu faire. Anselme ne voulait plus rester sur terre, je crois. Il m'a dit "Si vous revoyez monsieur Jean, dites-lui que le feuilleton étant terminé, je m'en vais. Il a ajouté : il comprendra"... (Un temps) Il nous a légué le peu qu'il possédait. Des bons du trésor, des emprunts de la CNDTT. Pour acheter des brioches et du chocolat.
 
Monsieur Jean (songeur
 Brave homme ! Mademoiselle Justine vous a quitté aussi ? Pour un couvent peut-être, je ne la vois pas ?
 
Il s'installe à sa table et prend un bol.
 
Doux-Jésus 
 Au couvent, mon doux Jésus ? Grand Dieu non ! Et pourquoi serait-elle dans un couvent ? C’est une laïque.
 
Monsieur Jean 
 Je ne sais pas moi, elle n'était pas dans la salle à manger, alors j'ai supposé ça. A moins qu'elle soit malade ?
 
Doux-Jésus (bas, en confidence)
 Non, non, elle est toujours là, mais elle est accaparée par ses visions, mon doux Jésus. Elle mange et dort dans la chapelle.
 
Monsieur Jean  
 Qu'est-ce que c'est que ces fariboles ?
 
Doux-Jésus 
 Ce ne sont pas des fariboles, mon doux Jésus ! Ça lui a pris peu après votre départ. Un jour le secrétaire de monsieur le député est venu et ils ont longuement parlé, mademoiselle Justine et lui, dans le bureau de notre mère supérieure. En grand secret, toutes portes fermées. Quand elle est sortie du bureau mademoiselle Justine était très agitée et se frappait la poitrine des deux poings à se fêler une côte, et elle parlait toute seule avec des yeux qui lui sortaient de la tête. Depuis, notre mère nous a dit qu'elle est en conversation presque ininterrompue avec sainte Agnès, sainte Marguerite et sainte Eulalie.
 
Monsieur Jean (riant) 
 En voilà une histoire drôle. Elle se prend pour Jeanne d'Arc ?
 
Doux-Jésus  
 Vous pouvez rire, mon doux Jésus ! Ce n'est pas charitable car mademoiselle Justine souffre énormément et, la nuit, elle pousse des cris qui empêchent tout le monde de dormir. Elle s'est installée dans l'ancien placard de la chapelle, là où je rangeais les cierges et les balais. Elle se frappe plusieurs fois par jour avec des verges d'osier et même avec la ceinture de cuir que le secrétaire de monsieur le député lui a laissé. Elle prie aussi beaucoup et deux jours par semaine elle fait pénitence au pain sec et à l'eau. En quelque sorte elle est ermite. (Doux-Jésus fait la liaison)
 
Monsieur Jean 
 Termite ?
 
Doux-Jésus  
 Ne vous moquez pas d'elle. Sœur Mireille d'Arles, qui est notre nouvelle infirmière, dit que mademoiselle Justine souffre aussi le martyr de saint Jérôme et de saint Antoine dans le désert. A certaines heures du jour, et même de la nuit, elle reçoit la visite du démon, un grand et fort démon, qui exige d'elle qu'elle se soumette à sa volonté. Je ne sais pas trop ce qu'il exige à vrai dire, mais en tout cas comme elle refuse à chaque fois, il lui flanque des coups de pied et des coups de corne sur le gras des reins. (Plus bas) A cause des verges d'osier dont elle se frappe, de la ceinture de fer et du démon, il parait qu'elle a le dos, (tout bas) et les fesses, zébrés de plaies et qu'elle saigne, mon doux Jésus, comme si elle s'était roulée toute nue dans les ronces.
 
Monsieur Jean 
 Sans blague ?
 
Doux-Jésus  
 C'est comme je vous le dis. Quand elle ne prie pas et entre les visites du diable, assise dans son placard, elle chante des psaumes. Elle dit qu'elle est en rapport avec la chorale des séraphins. Parfois aussi elle discute tout haut avec les saintes. On peut lui rendre visite pour lui demander d'interroger les saintes le matin entre 10 et 11 heures, sauf les dimanches et jours de fête à cause de la messe dans la chapelle. On vient de très loin pour la voir et lui parler. Mon doux Jésus, c'est une bizarre chose qui lui est arrivée...
 
Monsieur Jean  
 Bizarre, vous l'avez dit. Souffre-t-elle vraiment ?
 
Doux-Jésus 
 Oh oui! Comme je vous l'ai dit, elle pousse des cris terribles, comme une accouchée, à chaque fois qu'elle reçoit le démon dans son placard et à chaque fois que sœur Mireille soigne ses plaies à l'alcool.
 
Monsieur Jean  
 Alors, ainsi soit-il, mon doux Jésus.
 
 Doux-Jésus s'en va vers les pensionnaires avec sa panière puis revient vers Monsieur Jean 
 
 Doux-Jésus
 J'allais oublier le principal. Figurez-vous que l'on nous achète toutes nos poupées. Celles que vous trouviez si laides et que l'on vendait au cours de notre kermesse ! Elles ont plu à quelqu'un qui s'occupe de jeux olympiques, ou de quelque chose comme ça. Il va nous acheter toute notre production pendant plus de trois ans encore. Elles sont devenues des mascottes, parait-il... On peut dire que cette affaire en a fait des heureux autour de nous ! Ça oui ! Prenez monsieur le maire, mon doux Jésus : Il parle de faire construire une piscine couverte, pas moins, avec une partie de l'argent des poupées. Pas dans la Maison des Oiseaux, non, mais dans son jardin. Et Monsieur le député ! Si vous saviez toutes les idées qu'il a pour dépenser cet argent ! Ah là, là ! Il veut même une chaîne de télévision pour lui, rien que pour lui, mon doux Jésus, avec un satellite artificiel pour pouvoir parler à la terre entière ! (Doux-Jésus joint les mains et lève les yeux au ciel) A la terre entière, vous vous rendez compte, parler à la terre entière.
 
 Soudain la musique s'interrompt dans les haut-parleurs qui se mettent à grésiller, puis il en sort un chœur de voix angéliques qui interprètent trois fois, comme un jingle, ce court cantique : "Je suis chrétien voila ma gloire, mon espérance et mon soutien."
 
Monsieur Jean
 Qu'est-ce que c'est que ça ?
 
Doux-Jésus (joyeuse
 C'est notre mère qui s'annonce mon doux Jésus. Elle va nous parler... Nous nous modernisons, monsieur Jean, nous nous modernisons, on a même la télé surveillance dans les chambres...
 
Voix suave de la mère supérieure  
 Avec qui parlez-vous, sœur Marie-Ange de l'Arrivée ? Avec qui parlez-vous ? Vous ne dites pas d'espiègleries au moins, sœur Marie-Ange de l'Arrivée ?
 
Doux-Jésus  
 Oh, non mon doux Jésus ! Je parle avec monsieur Jean qui est de retour parmi nous.
 
Voix de la mère supérieure  
 Avec monsieur Jean ?... Mais c'est très bien ça... Monsieur Jean accepterait-il de se rendre utile en devenant notre chef de fabrication de poupées ? Notre commanditaire voudrait que nous sortions huit mille unités par mois et nous ne sommes qu'à cinq mille à peine... Vous serez intéressé aux bénéfices naturellement, monsieur Jean.
 
Monsieur Jean  
 Merci ma mère, mais je crois que je vais repartir. Je me suis trompé en revenant ici. C'est la routine, l'habitude, qui m'y a ramené.
 
Voix de la mère supérieure  
 Repartir ? Mais où voulez-vous aller ?
 
Monsieur Jean  
 Je connais un petit village au bord d'un lac qui ne paye pas de mine et où la pendule du temps a oublié d'avancer. C'est là que mon ami Charles-Albert a été enterré. Sa tombe est déjà, j'en suis certain, envahie par les herbes. Je dois y retourner pour m'occuper d'elle. Oh, je sais que j'aurai du temps de libre car ce n'est pas une grande tombe. Ça me permettra de réfléchir. Dans la journée j'aiderai le garde champêtre qui est bien vieux lui aussi, et le soir, j'irai jouer aux cartes ou aux dominos avec d'autres vieux comme moi, ou bien je me promènerai près du lac. J'attendrai avec impatience que Marie-Cat me téléphone... J'achèterai même peut-être un téléphone portable pour qu'elle puisse me joindre plus facilement. Vous voyez, j'en ai des choses à faire !... Je ne savais même pas que j'en avais tant en arrivant ici tout à l'heure... On ne peut pas laisser les orties pousser sur le ventre de Charles-Albert, n'est-ce pas Doux-Jésus ? (Un silence, puis doucement) Voyez-vous, quand on a un dernier rêve qui s'accroche à vous, il ne faut pas le laisser passer sans lui dire ok, discutons-en ensemble. Il ne faut pas baisser les bras et le laisser s'enfuir comme un voleur. Tant que l'on tient debout, il y aura toujours une songerie, une chimère à caresser qui nous rendra plus heureux que n'importe quelle Maisons des oiseaux du monde. Allez à plus tard et salut la compagnie !
 
Monsieur Jean reprend sa mallette et sort par la porte vitrée.

FIN