Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète
La littérature est un art de combat.
Puisque Marc et moi étions inséparables, au cours de nos congés nous passions la moitié du temps chez l'un, puis chez l'autre. La journée chez mes parents, du plus loin que je me souvienne, était arrangée selon un ordre inflexible qui ne tenait jamais compte des emplois du temps de chacun. Ils fonctionnaient à la pendule, comme dans l'armée ou la SNCF. De plus, ils étaient entichés de mobiliers contemporains, tube-chrome-verre, si peu chaleureux et séduisants que l'on pouvait se croire, en pénétrant chez eux, dans une clinique de chirurgie dentaire. Ces meubles leur ressemblaient d'ailleurs, même sécheresse, même mépris de l'autre, même incommunicabilité. Quant à ma chambre, où nous aurions pu nous réfugier, depuis que je ne l'habitais plus qu'épisodiquement, elle avait été refaite par un décorateur et ressemblait à une galerie d'art du faubourg Saint-Germain. Mes photos d'avions, mes affiches de meetings, mes maquettes de Spitfire et de Mustang, les bouquins de Mouchotte et de Clostermann avaient disparu pour laisser la place à des photographies qui semblaient reproduire à l'infini, et en noir et blanc, le losange des automobiles Renault. Passer plus d'une journée enfermé entre ses murs, c'était le cafard garanti et l'envie de se jeter à l'eau à brève échéance. Un décor parfait pour écouter, et apprécier, "Je hais les dimanches". Nous allions, faute d'un asile aimable, nous promener sur les deux bons kilomètres d'avenue rectiligne qui va de la Place-du-Mûrier au Champ-de-Mars. Nous faisions étape dans les cafés, pour bavarder avec de vieux habitués que je connaissais depuis la sixième. Nous nous réfugions dans les Nouvelles-Galeries. Marc y draguait une caissière ou une bécasse de lycéenne venue pour ça, pendant que je farfouillais dans le rayon des disques ou des livres. Ou encore nous passions l'après-midi au cinéma ou dans le Jardin Vert, assis au milieu des pigeons et devant la cage des singes. Nous donnions l'impression de nous emmerder ; en réalité nous ne parlions que d'avions et d'aviation. À l'évidence, nous regrettions nos vadrouilles aériennes et cette exaltation brûlante qui accompagnait nos glissades dans un ciel quasi vide. Le T6 représentait pour nous la plus brillante des mécaniques et le plus véloce des coursiers, malgré ses pétarades, son décollage de pélican et sa cabine de camion. Tandis que nos copains restés civils, continuaient à étudier pour devenir professeur de maths, médecin gérontologue, architecte chez Phénix ou constructeur de vélos, nous batifolions, poudrés de soleil, à 5000 mètres d'altitude. Mais surtout, c'était la vitesse qui nous manquait. Celle des vols à basse altitude, manette des gaz à fond au-dessus des vignes, quand les fermes, les gros chênes solitaires ou les bouquets de châtaigniers, se précipitent sur vous comme si vous alliez les télescoper dans la seconde. Ce paysage fou se déroulait sous vos yeux comme un tapis roulant endiablé, jusqu'à ce que la tête vous tourne, emportée par votre propre folie. J'haletais, dans ces moments-là comme une accouchée et, pour recouvrer mes esprits après ce rodéo, je devais m'envoyer de pleines goulées d'oxygène pur à travers mon masque respiratoire. En vacances, nous étions deux paralysés, des culs de plomb privés de leurs fauteuils. Nous étions si sevrés que nous nous poursuivions, sur mes remparts ou dans son jardin saintais, en faisant l'avion les bras écartés du corps et la bouche bruyante. Mireille affirmait que nous étions cinglés et suivait d'un regard ironique nos poursuites et nos combats simulés entre le cerisier et le poirier en se frappant la tempe du doigt. Dans leur maison, j'avais ma chambre et chaque matin Mireille m'apportait mon petit déjeuner au lit. J'avais beau lui jurer détester cela à cause des miettes, elle persistait. Elle s'asseyait au bord du lit et me regardait pendant que je trempais mes biscottes, plus renfrogné qu'un condamné à mort. Elle arrivait pourtant parfumée et bichonnée comme un caniche de concours, et en peignoir. Celui-ci s'ouvrait, immanquablement et le plus haut possible pour l'époque. Je trouvais ces exhibitions pénibles mais j'avais le bon goût de n'en rien dire. Je regardais ailleurs. Pas étonnant qu'elle ait affirmé à Marc, qui me l'avait rapporté avec sa franchise habituelle, que j'étais "un abruti en bronze massif". Pourquoi en bronze ? Á Saïda, au moins, j'étais protégé des donzelles de ce genre. Les filles ne sortaient pas, ou alors accompagnées de frères et de cousins, et pour la bonne cause. Du moins officiellement et dans le cas des plus laides. J'y avais retrouvé les T6, armés de mitrailleuses et de lance-roquettes, un peu plus poussifs à cause du poids de l'armement, mais toujours aussi maniables et sûrs. Je les avais retrouvés avec la délectation du cavalier récupérant sa selle personnelle, avec l'empreinte de ses fesses, et son cheval favori. Marc se faisait prier pour venir me rejoindre. Elles n'ont que moi écrivait ce nigaud, en parlant de la veuve éternelle et de la binoclarde. Je lui répondais qu'il ne ferait pas sa vie avec elles, qu'il devait penser à lui, à son avenir...
2
Á Saïda nous n'étions que quatre pilotes, deux lieutenants bougons, Saubat et Bouin, qui n'aimaient pas mes manières de chien mal élevé et un adjudant triste, Varron, qui comptait, presque chaque jour, ses heures de vol, ses primes et le temps qui lui restait avant la retraite. Comme un collectionneur maniaque ses porte-clés ou ses timbres. Je m'ennuyais tout le temps où j'étais au sol. Sauf à disputer quelques parties de tarot avec les mécaniciens, qui trichaient et me plumaient. Ou à chasser la gazelle avec Varron, escortés de harkis solennels comme des Suisses d'église, censés faire peur aux fellaghas avec leurs vieux fusils anglais rouillés. Entre temps, je lisais. La ville possédait une librairie convenable et le libraire m'offrait l'anisette dans son arrière-boutique en m'exhortant "à être un combattant sans pitié". J'évitais soigneusement les journaux, les écrits qui condamnaient la guerre que nous faisions. Je voulais garder ma sérénité, imbécile soit, mais si confortable et si nécessaire pour faire mon boulot. Et puis pourquoi douter de mes chefs. Les chefs disaient de faire la guerre et précisaient même la méthode à employer. J'obéissais, puisque j'étais payé pour ça. Pas de doute, je gagnais ma vie de cette manière et j'en donnais pour leur argent à ceux qui me payaient. C'était simple et honnête. Chaque matin, le lieutenant Bouin nous distribuait les missions. J'accompagnais l'un ou l'autre des officiers, quelquefois l'adjudant. Ça camphrait en permanence. Les fells harcelaient dans les villes, bombes dans les bars et les restaurants, grenades dans les rues, au hasard, et zigouillage au couteau. À la campagne, dans le djebel, ils prenaient des gants. Pas de bombes, une rafale de pistolet-mitrailleur par-ci, par-là, le viol pour les mouquères et pour les hommes les couilles dans la bouche. Ou un coup de rasoir d'une oreille à l'autre. Dans les villages, ils ne tuaient que les traîtres ou les mouchards, en tous cas seulement les opposants à leur cause. Les autres, ils en avaient besoin pour le ravitaillement et le soutien financier. On les signalait partout. Quand nous accrochions, nous nous faisions un point d'honneur à rentrer vides de munitions. Nous tirions nos roquettes et déchargions nos mitrailleuses sur des gars qui se multipliaient comme des amibes. Je suis bien obligé de raconter tout ça, même si ça fait radotages d'ancien combattant, pour, au moins, expliquer la suite. En plus je ne suis pas historien, je déteste même l'histoire quand elle n'est qu'une suite de mensonges officiels. Toujours ainsi d'ailleurs, hélas, même la vie de Saint-Louis ou de Dagobert n'y échappe pas. Certes, après notre passage, on pouvait dénombrer les morts et se dire que cette fois, on leur en avait mis un bon coup derrière la tronche. Mais cela ne suffisait pas, le lendemain, il y en avait autant. À quoi ressemblaient-ils ? Nous n'avions pas le temps de les détailler. Des gars en gris ou en beige qui se cachaient. Voilà ce qu'ils étaient. Personne n'avait eu le loisir de me dire qui et où était l'ennemi. Je suivais le mouvement et tirais sur qui on me disait de tirer. Fidèle à mes vingt ans, à mes inclinations et à mes appétits, je n'avais pas besoin de rhétorique pour me battre. J'étais comme un carnassier, ou n'importe quel échantillon d'une espèce animale qui veut en dominer une autre. Pourquoi dominer ? Parce que le loup domine le chien, et que le chien domine le mouton, voila pourquoi, et on ne changera jamais rien à l'affaire. Quelques années plus tard c'est fini, la plupart ont traversé, et quitté, cette période cannibale et conquérante, tracé leur vie et fait leurs choix. Mais il y en a qui continuent à aimer ça, à pratiquer la guerre comme une forme de roulette russe. Les légionnaires, par exemple. Il faut dire que la poudre a une odeur fameuse, une sorte de marijuana qui vous porte en avant et vous transforme un gros capon en coq téméraire. En barbare diront certains qui n'ont pas tâté de cette houle qui vous balaie le sang. C'est possible. J'admets aussi que l'arme-avion me prolongeait, me grandissait. Pas de bons et beaux sentiments peut-être, mais des sentiments quand même. La pitié, d'abord, fugitive pour ces corps déchiquetés, ces soldats courageux qui se battaient souvent à un contre dix. La magnanimité parfois, pour ne pas effectuer un passage à la mitrailleuse de plus qui achèverait les blessés. Mais aussi, il fallait penser aux égorgés, aux violées, aux étripés de tout poil qui nous réclamaient justice et qui nous poussaient dans le dos, finalement. Et puis, j'avais l'idée bien ancrée de la grandeur du pays pour qui je combattais. Comme un athlète, quand celui-ci ne lutte pas pour du fric, j'avais l'espoir que mon pays se glorifierait de mes victoires et me couvrirait de lauriers en retour. Avant tout, je lui faisais cadeau de ma jeunesse, mais de ma jeunesse je m'en fichais, j'en avais tant qu'elle était inépuisable. J'avais expliqué mes points de vue à Marc, peu après son arrivée. Des points de vue fortifiés par ma maigre, mais bien réelle, expérience. J'eus l'impression qu'il s'en foutait, que mes opinions n'étaient plus les siennes. Pour la première fois nos idées divergeaient. Il aurait voulu un ennemi plus tranché, un vrai, comme en 14 ou en 40, venant d'ailleurs, des steppes lointaines "égorger nos fils, nos compagnes", Attila ou Adolphe en mal de conquêtes territoriales. La guerre moderne, comme l'on disait, subtile, cruelle et idéologique, il ne voulait pas connaître. - Retourne d'où tu viens, dans ce cas, lui avais-je dit. Va faire l'acrobate dans la patrouille de France ou change de métier. Entre à Air France. Ici, on te demande de vaincre le fellouze, pas de gagner ton paradis sur terre. - Ne t'inquiètes pas, tout ira bien, avait-il répondu. Ma sœur et ma mère me manquent, c'est tout. En plus de ses plaques d'identification obligatoires, il portait autour du cou une sainte Marie, un minuscule crucifix et d'autres bondieuseries qui brillaient au soleil. - Compliments pour tes gris-gris mon cher. Te voici protégé par la sainte Providence. - C'est ma mère et ma sœur... Toujours. J'avais refusé de partager ma chambre avec quiconque dans l'espoir qu'il vienne. Les légionnaires, gens sentimentaux s'il en est, qui nous logeaient en ville, avaient très bien compris mes arguments. Ils attendirent son arrivée avec autant d'impatience que moi. Ils nous firent fête toute la nuit et nous couchèrent au matin dans leur infirmerie après nous avoir plâtré du bassin aux talons. - Vous étiez si soûl, hier au soir, que vous vous êtes cassé les jambes dans l'escalier, nous dit benoîtement un sergent-chef en blouse blanche. - C'est pas possible, gémit Marc. Et je n'ai rien senti... - Arrête couillon, ils font ça à chaque fois. Il n'y a qu'eux pour trouver ça drôle. Je suis persuadé qu'il y a une douzaine de légionnaires en train de pouffer derrière la porte. En rampant, j'étais allé chercher mon ceinturon et mon pistolet MAC 50 et à coups de crosse j'étais parvenu à briser mon plâtre. Ma jambe était intacte. J'avais ensuite armé le pistolet et visé la porte. La volée de moineaux. Ça me démangeait de lâcher un pruneau. Le sergent-chef était entré, un peu pâlot avec la grosse cisaille pour délivrer Marc. – Restez tranquille les aviateurs, on va arranger ça. Inutile de tirer, vous réveilleriez le capitaine.
Il nous arrivait souvent de mener nos opérations en collaboration avec la Légion étrangère. Les légionnaires crapahutaient sous le ventre de nos avions, lents et accrochés comme des tiques à la montagne. Pour être distingués d'avec les fells, ils portaient des carrés de couleur dans le dos. Jamais la couleur annoncée par leurs chefs. Juste pour nous emmerder et nous poser des problèmes de conscience. Ça nous ulcérait, et moi, allez savoir pourquoi, plus qu'un autre. J'y voyais comme une insulte, du mépris et de la défiance envers ma personne. L'adjudant Varron avec qui je faisais équipe, m'ordonna, un jour qu'ils nous avaient annoncé la veille la couleur jaune alors qu'ils portaient du bleu ce jour-là, de leur balancer une giclée de roquettes aux ras des moustaches. Pour leur apprendre à vivre et à mentir. Ce que je fis. La débandade et les hurlements à la radio. Insultes dans six langues au moins. Ce con d'adjudant, il riait comme un fou. Je le voyais dans son cockpit qui se bidonnait. Au moins, ça l'avait déridé, pour une fois. Les légionnaires voulaient me faire passer en conseil de guerre. J'ai payé à boire à tout le monde et ça s'est écrasé. J'ai quand même fait huit jours de taule. Chez eux, dans leur prison, puisqu'ils nous hébergeaient. Dans la cellule voisine un déserteur poivrot qui attendait le verdict du tribunal militaire, me suppliait de l'accompagner dans les douches. Les matons fermeront les yeux, m'assurait-il. Le salopard me proposait même de l'argent, beaucoup d'argent. Son trésor de guerre, disait-il. Le reste du temps, il buvait des bières en boîte et chantait "Voilà du boudin..." un texte et une musique d'une haute tenue qui peuvent remplacer avantageusement, dans le genre rengaine, le Boléro de Ravel. Je me souviens que je venais à peine d'avoir vingt ans. Braves gens ces légionnaires, toujours prêts à vous rendre service et à vous faire une vie agréable. Marc avait eu l'autorisation de me rendre visite. On avait examiné mon cas ensemble. – Tu vois Marc, obéis avec parcimonie, on ne sait pas qui te commande. Phrase innocente mais qui, rapportée par un surveillant à l'officier de service, avait fait tout un foin. C'est comme ça qu'une fois sorti de prison, je me suis vu confier toutes les missions sans gloire, par punition du lieutenant Bouin. Pendant que Marc et les autres partaient en appui-feu, moi, j'allais en avion à la maison mère, à Tiaret, chercher une magnéto, des bougies, une pompe hydraulique, une nouvelle tenue pour l'un des officiers, ou j'emmenais un mécano signer son rengagement. Passionnant. J'en avais pour deux bons mois de ce régime. À Tiaret, lors de ma première mission, le Grand chef m'avait demandé ce qui m'avait pris de tirer sur les légionnaires. Visiblement, on ne me croyait pas quand je disais que c'était l'adjudant qui m'en avait donné l'ordre. On voulait que ça vienne de moi. Bon, il ne me restait qu'à en trouver la raison. – Je crois que c'est mes glandes, mon commandant. Cela fait une éternité que je n'ai pas baisé, et à mon âge, avec mon tempérament... Comme dit Freud : un homme normalement constitué peut faire une crise passagère de surexcitation si ses testicules ne sont pas régulièrement purgés... C'est écrit en toutes lettres dans ses bouquins.