Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète
La littérature est un art de combat.
7
Ali, probablement pour éviter d'autres altercations, était d'avis de se mettre en route tout de suite. Le chef de l'autre groupe, que j'appellerai Ahmed, voulait attendre le soir et marcher de nuit jusqu'à la willaya. Tout le monde se mit à parler en même temps et finalement on décida de partir sur le champ. Ahmed avait raison, malgré sa jeunesse ils auraient dû l'écouter. Pour la première fois depuis ma capture, nous suivions en rase campagne un large chemin de terre bordé de haies basses, et non un sentier étroit dans la forêt. Les collines, que dans ma fatigue je prenais pour des montagnes, s'étaient éloignées et autour de nous s'étendaient de petits champs de terre rouge plantés d'arbres fruitiers, des pêchers ou des abricotiers. Ils étaient clôturés par des murets de pierres, de faible hauteur et pour la plupart en partie effondrés. On croisait des quidams sur leurs ânes qui avançaient à petits coups de talons pressés sur le flanc de l'animal et me montraient le poing en passant devant nous. Aux fellaghas ils tendaient des figues, de l'eau, en échangeant des phrases rauques et saccadées. Les fellaghas allaient fièrement, tout heureux de m'exhiber, comme des chasseurs leur gibier au retour d'une battue. C'est tout juste s'ils ne chantaient pas. Je marchais au milieu d'eux, en djellaba, la tête basse et les mains attachées devant moi. La willaya n'était pas loin et le repos imminent. Pour eux. Pour moi c'était autre chose...Soudain, en un rien de temps le ciel fut empli du vrombissement des avions et des hélicoptères. Un H34 armé appelé "pirate" se mit à tirer au canon de 30m/m, devant nous, pour nous obliger à nous arrêter. Je voyais nettement le tireur, derrière son arme, par la porte latérale béante. L'hélicoptère tournait presque sur place, autour de sa cible, comme soudé au bout de son axe de tir, faisant péter les rochers et projetant en l'air des brouettées de terre. Bien que je ne sois pas encore débarrassé de mes geôliers, la joie m'envahit au point de presque me faire perdre la tête. Ma délivrance n'était plus maintenant qu'une affaire de temps, je faillis me mettre à courir droit devant moi. Je me souvins alors de la promesse d'Ali de me les couper si cela tournait mal pour lui. Je fis alors un effort violent pour garder mon sang froid. Je m'accroupis et regardai autour de moi. Fort heureusement, les fells, pour l'instant, pensaient à autre chose qu'à m'écouiller ou à me loger une balle dans la tête. Les T6 se mirent à simuler des passes de tir en nous rasant les moustaches. Leur gros ventre en aluminium étincelait au passage, si proche que l'on pouvait presque le toucher. "Le Pluto courant avec une mitrailleuse entre les pattes" peint sur le fuselage était l'insigne des avions de Tiaret. Je savais que Marc était là, parmi les quatre qui tournaient en noria, pour reprendre le terme technique. Visiblement les avions et le pirate ne voulaient pas prendre le risque de me tuer en tirant dans le tas. Ils voulaient que les fells se rendent et cherchaient à leur faire peur. Ali nous avait poussé derrière les murets les plus proches. Ahmed, avait choisi la fuite avec ses hommes. Ils avaient rebroussé chemin au trot en espérant se cacher derrière les haies. Ils se heurtèrent aux légionnaires qui marchaient vers nous et qui leur barrèrent le chemin. En face de nous, les commandos Georges, à portée de fusil, sautaient de leurs camions. Derrière les murets les hommes d'Ali ouvrirent le feu avec leurs médiocres moyens. Pendant ce temps, les commandos avançaient par bonds à travers les petits champs, d'un arbre à l'autre, au mépris des coups de feu. Ahmed entre temps était revenu avec la moitié seulement de ses hommes. Ils prirent position à leur tour derrière les murets, tirant dans toutes les directions puisque nous étions proprement encerclés. Mon tirailleur, près de moi, vidait ses chargeurs avec calme et méthode. Il m'avait entraîné dans un fossé où il m'avait obligé à me coucher et, assis presque sur mon dos, menait sa guerre. Nous étions assez loin des autres qui se déplaçaient sans cesse en essayant de se dégager des légionnaires et des commandos Georges qui se rapprochaient rapidement. Quand ils furent informés que je n'étais plus parmi le groupe des fellaghas, les T6 et le pirate donnèrent l'assaut. Je n'avais jamais assisté, du sol, au combat inégal de l'homme contre l'avion. Les roquettes, de la taille d'une baguette de pain, partaient des barillets accrochés sous les ailes par salves de trois ou quatre. Au sol, les corps comme frappés par d'énormes marteaux, sautaient à des hauteurs prodigieuses, disloqués, parfois coupés en deux ou trois. Les débris de terre, de roches et de chairs sanglantes retombaient ensuite en pluie et nous aspergeaient, le tirailleur et moi. Les fellaghas défendaient leur peau avec courage et continuaient à tirer, mêmes blessés. On ne respirait plus qu'un air saturé de poudre, les détonations se suivaient sans interruption, dominées par les coups sourds du pirate et les explosions sèches des roquettes. Il y eut comme une accalmie et les coups de feu cessèrent soudain. Peut-être qu'un officier, qui supposait que les fellouzes étaient morts ou allaient se rendre, donna l'ordre de cesser le feu. Peut-être qu'aussi tout le monde en avait marre de tirer. Un T6 se détacha pourtant du ciel où ils étaient collés et plongea vers nous dans un impeccable piqué d'école. Un fellagha de l'équipe d'Ahmed, à demi nu, se dressa alors sur ses jambes. Il tenait le fusil-mitrailleur 24/29 qu'il posa dans la fourche de deux maîtresses branches d'un petit pêcher proche. Il visait le T6 qui glissait vers lui, comme sur un rail. Je m'étais mis debout. – Redresse, Marc. Je suis là, vivant ! Redresse au nom de Dieu ! Le fusil-mitrailleur tressautait sur sa branche, éjectant ses douilles. Un nuage bleu coulait du tireur jusqu'au sol tandis que l'avion oscillait faiblement d'une aile sur l'autre. Il faisait feu vers le tireur, de ses deux mitrailleuses. On sentait que chacun était arc-bouté sur sa détente. Tout d'un coup, j'ai vu des petits bouts de tôle qui s'envolaient de l'avion, comme si on les lui arrachait. Des épluchures grandes comme ma main. Puis la verrière explosa. L'avion fila alors au-dessus de ma tête et disparut dans mon dos. Sans bruit, comme une pierre jetée du ciel. Un énorme impact secoua le sol. Je ne m'étais pas aperçu que mon tirailleur était mort. Il gisait le nez dans le fossé, une balle dans la tempe. Les hommes de Georges étaient là. On m'entourait, on me palpait, on me détachait les mains. J'avais du sang en quantité parait-il, sur mon dos, mais pas de blessure. Le sang du tirailleur probablement. J'étais hébété. Deux fellaghas seulement n'étaient pas morts. Dont Ali, indemne, qui me tendit en passant, tandis qu'on l'emmenait, la carabine US M1. Le gars du FM était toujours accroché au pêcher, le haut du corps en bouillie. Il n'était pas nécessaire que je me rende auprès de l'avion. Je savais que le pilote était mort. J'arrêtai Riguett, un lieutenant de chez Georges, un ancien fellouze lui aussi. - Je voudrais que l'on enterre ce gars selon les usages musulmans. Je lui montrai mon tirailleur. C'était un bon gus ! Un ancien des tirailleurs algériens, plein de médailles. Riguett acquiesça tandis que les cadavres étaient chargés sur un camion. J'avais ramassé la mallette du padre qui ne m'avait jamais quitté, un geste réflexe. J'attendais, les jambes pesantes et la tête emplie de brouillard que les gars chargés d'aller inspecter les débris de l'avion, reviennent. Georges Grillot se tenait près de moi et me parlait. Au bout d'un moment j'ai fini par comprendre ce qu'il voulait. - C'est quoi cette mallette...? – Un souvenir. Un lieutenant de la légion est arrivé sur ces entrefaites. Il revenait de l'avion et ramenait quelque chose dans son béret. Il l'a posé devant nous, sur un capot de jeep. C'étaient les plaques d'identification et les gris-gris de Marc. Et je le savais.
Marc a été enterré à Saintes. À deux pas d'arènes en mauvais état, orgueil de la ville avec un arc de triomphe, tous deux gallo-romains, où batifolent les touristes par beau temps. Auparavant, il y a eu une cérémonie religieuse à Tiaret avec remise de médailles. Sa mère et Mireille étaient présentes. Il y avait aussi un homme encore jeune et bien élevé qui les accompagnait et leur donnait le bras. C'était un ami proche, un libraire à ce que j'ai cru comprendre. Il m'a semblé qu'il portait beaucoup plus d'attention à la mère qu'à la fille. Il m'a serré longuement la main : "J'ai souvent entendu parler de vous..." Je m'attendais à des reproches, à des invectives de la part de la mère. Et bien, non ! La douceur même. Elle tremblait de douleur et reniflait son chagrin en se pelotonnant contre moi. J'ai refermé mes bras comme sur un flocon de neige. J'avais envie de lui crier : "Mais enfin, si je ne lui avais pas demandé de venir ; si je n'avais pas tiré sur les légionnaires ; si je ne m'étais pas stupidement planté dans la montagne avec mon avion, Marc serait encore vivant !" Je serrai les dents et ne dis rien. Elle me supplia de passer les voir, à Saintes. "C'est comme si vous étiez mon fils maintenant..." J'ai promis. Mireille m'a embrassé tendrement. Elle n'avait plus son appareil dentaire. J'ai rendu la mallette au successeur de l'aumônier. Un grand jeune homme brun qui sortait du séminaire. Il me ressemblait, même taille, mêmes yeux bleus. Pure coïncidence. Il en a fait l'inventaire, puis m'a tendu la chasuble avec un sourire. « J'ai la mienne... » a-t-il dit. Je lui ai demandé si l'avion le rendait malade. Il m'a assuré que non, mais qu'il préférait attendre un peu avant d'aller visiter les détachements. Cependant, si j'étais d'accord, c'est avec moi qu'il irait. Déjà une inclination à devenir martyr. On a enseveli l'aumônier à Tiaret, dans le cimetière chrétien. Il ne semblait pas avoir de famille proche, juste des amis qui étaient venus en nombre. Celui qui a dit la messe le connaissait de longue date et m'en a parlé ensuite, plusieurs heures durant, comme d'un saint. Il m'a invité dans le monastère où il est abbé... Je crois que je vais y aller, simple curiosité, durant quelques jours, ou quelques semaines. Le capitaine médecin dit que ça me fera du bien de me reposer.
8 hélicoptère H34
Avant de partir, je suis passé chez Rosette. Michèle n'était plus là. Partie avec un légionnaire qui rentrait chez lui, en Allemagne. Juste après que l'on ait annoncé mon accident. Tout le monde savait en ville et ne donnait pas un franc de ma peau. – Pauvre chou, m'a dit Rosette en me servant une bière, ce que tu as dû en baver ! J'ai voulu monter avec une fille, en me forçant un peu, pour que la vie redémarre par le bon bout. J'ai choisi une blonde, un peu fofolle mais distinguée. Il n'y avait presque pas de clients mais, malgré mes efforts et les siens, et Dieu sait qu'elle en a fait en prenant bien son temps, je ne suis pas parvenu à bander. Le toubib m'a juré que c'était normal, que mon psychisme devait faire le point et digérer l'aventure. Il m'a dit que je resterais comme ça quelque temps, avec des réactions bizarres puis que tout redeviendrait comme avant. Il a failli dire : normal ; mais il s'est ravisé et a dit seulement : comme avant. À force de croire qu'on allait me les couper, j'avais l'aiguillette nouée, c'était à peu près ça, d'après lui. C'est vrai aussi que je suis un petit peu fêlé maintenant. J'ai débarqué au Bourget, de bonne heure et j'ai voulu aller me promener dans Paris. M'offrir une journée de capitale avant de prendre le train pour le monastère. Marcher dans une ville en paix, croiser des gens tranquilles qui ne songent pas à vous balancer une grenade dans les jambes ou à vous planter un couteau dans le dos. Et m'offrir un bon gueuleton, chez une célébrité du fourneau. Je me suis retrouvé à plat ventre derrière un arbre sur les Champs-Élysées. J'ai cru qu'on me tirait dessus. C'était juste une moto qui pétaradait.