Les provinciales Le retable d'Issenheim. Retable d'Issenheim de Mathias Grunewald - C'est pour la chapelle de saint Pancrace, m'avait dit au téléphone le secrétaire de l’évêché. Nous voudrions une copie de la partie centrale du retable d'Issenheim, vous savez, la fameuse Crucifixion de Mathias Grünewald. Nous remodelons notre chapelle pour la visite du Saint-Père. Cependant nous voudrions quelque chose de moins brutal, un Christ moins dépenaillé et un ciel moins lugubre et sombre. Et puis une vierge moins pâlotte et fanée, avec un Jean Baptiste qui ne ressemble pas trop à un mendigo. Par contre l'Agneau pascal très bien, vous pourrez même ajouter un caniche près de Marie-Madeleine, si vous voulez. Ça fera moderne… Je connaissais le retable d'Issenheim pour l’avoir étudié aux Beaux-arts. J'avais alors été profondément impressionné par cette œuvre dont le tragique, exprimé autant par la nudité de la mise en scène que par le choix du sujet, vous serrait le cœur. Une vision puissante de l’Homme, à la fois inspirée et tourmentée. Je cherchai dans ma bibliothèque l'ouvrage consacré à Mathias Grünewald. Le retable y figurait sur une double page. Sur sa partie centrale, le Christ, piqueté de taches de sang par la flagellation, cloué sur une courte croix à peine décollée du sol contemple à sa droite, dans un mouvement du buste empreint de douleur et de pitié, une Marie-Madeleine à genoux et la Vierge Marie évanouie dans les bras de saint Jean. Pourquoi une croix si courte me direz-vous ? C’est un retable déjà placé très haut au-dessus des fidèles et le peintre ne pouvait décemment installer son crucifié hors de portée des regards. De l'autre côté de la croix, Jean le Baptiste tient un livre ouvert, une bible représentant allégoriquement le passé et l’avenir chrétien du monde tout en désignant le Christ d'un geste ostensible, le confirmant ainsi dans son rôle de Sauveur. L'Agneau pascal, à ses pieds, entoure de la patte une croix miniature et un vase, le Graal, contenant le sang du sacrifice dont il va être, cet agneau -allégorie du Christ- l’innocente victime. Sont donc ici exposés symboliquement la solitude et la souffrance, la douleur maternelle dans les bras de Jean, le second fils, l'amour humain désespéré de Marie-Madeleine et le réconfort mystique et prophétique de Jean-Baptiste. Le paysage autour du calvaire est de rochers sombres, le ciel presque noir, l'ensemble est traité dans une palette réduite, à la manière du Greco. D’ordinaire, lorsque l'on me commande une copie, je travaille d'après l'original ou une bonne photographie en m'entourant d'un luxe de précautions pour ne pas commettre d'erreurs sur les couleurs comme sur le trait. Cette fois, étant donné le caractère « moderne » souhaité par le secrétaire de Monseigneur, il m’est apparu nécessaire de travailler d’après la nature et le modèle vivant, « naar het leven », ainsi que le conseillait Rembrandt. Tout en respectant l'original pour la composition.
Pour incarner mon Christ, j'avais en vue un dévot famélique et haillonneux qui passait ses journées à roder près de l’église du Sacré-Cœur, une sébile à la main. N'importe quel modèle professionnel pouvait camper saint Jean ou Jean le Baptiste à condition d'être un tantinet levantin. C'est à dire basanés et frisés, ce qui demeurait tout à fait moderne dans l'esprit compte tenu de la population locale actuelle. Je souhaitais, toujours dans cet esprit moderniste, une Marie-Madeleine bien en chair avec ce brin de vulgarité propre à son métier. Enfin en ce qui concerne la Vierge Marie il m'avait semblé que la fille de mon propriétaire, une jeune fille de dix-huit ans au regard droit et pur ferait parfaitement l'affaire. Mon dévot fut ravi malgré le maigre salaire que je lui proposais. Il me suggéra d’embaucher son amie pour jouer Marie-Madeleine et un vieux copain, un ancien comédien, qui tiendra avec bonheur, m'assura-t-il, le rôle de Jean le Baptiste. Je dois dire que comme Christ, mon dévot faisait plus vrai que nature. Sa tignasse longue et rousse, sa barbe abondante et bouclée, sa maigreur de fakir et ses yeux flamboyants auraient convaincu Mathias Grünewald lui-même. Avec la deuxième bouteille de scotch, car il avait voulu fêter notre association, il m'avoua en pleurant être un prêtre défroqué que ses penchants pour l'alcool et les femmes avaient « bouté hors de notre sainte mère l’église », pour reprendre ses termes. Je fis de mon mieux pour le consoler et lui promis même une prime, sous forme de whisky, si tout allait bien et une fois le tableau terminé.
Sylvette, la fille de mon loueur, accepta le rôle de Marie en battant des mains. Sa taille fine, ses cheveux dorés et ses grands yeux d'azur, elle ressemblait à ces madones que le XIXème siècle Saint Sulpicien entiché de « nordiques » prête à la mère du Sauveur. Lors de la crucifixion, elle devait bien avoir pris du lard et avoisiner les quarante huit ans, mais je la voulais jeune et belle, mère éternelle et dans le vent en quelque sorte. À l'instar de la Vierge de la célèbre Piéta de Michel Ange ; vous savez bien, celle qui se trouve dans une chapelle à droite en entrant à l'intérieur de la basilique Saint-Pierre à Rome. L'agence de placement m'envoya un saint Jean safrané et crépu, natif d'une banlieue proche, qui regarda tout de suite ma Vierge Marie avec des yeux de loup affamé. J’avais prévu d’introduire plus tard l'agneau et le caniche car je craignais que ces animaux turbulents ne troublassent nos séances de pose. Plutôt qu'un caniche j'avais dans l'idée de peindre un chien frisé et frivole à la manière de Carpaccio dans son portrait de saint Augustin. Pour l’agneau, je n’avais pas d’autre choix que de le peindre blanc, comme l’original. Un mouton noir aurait peut-être fait avant-gardiste, mais un tantinet démoniaque, il me semble. Je fis faire une croix dans des proportions semblables à celle du retable par le menuisier qui préparait mes châssis, j’exigeais un support solide qui la maintienne fermement au sol. Ce menuisier, un personnage agaçant, grossier et inculte, ne pouvait s’empêcher de glousser, je ne sais pourquoi, lorsque nous discutions taille et forme de châssis. J'avais veillé à ce qu'il place sur la croix un repose-pied confortable et fixe sur les branches deux solides anneaux afin que mon Christ s'y cramponne.
- Je ne sais pas où vous allez chercher vos idées d'orgie et de partouze vous les artistes, ricana l'artisan mais cette fois, ça m'a l'air gratiné.
Je ne répondis pas. L'homme était persuadé que je passais mon temps en ripailles et que ses impôts servaient à m'entretenir dans la luxure et la dépravation. Mais c’était le seul menuisier, à des kilomètres à la ronde, qui acceptait de travailler pour moi et pour qui confectionner un châssis n’était pas « une babiole qui peut attendre ». La croix livrée, j'installais mon décor et convoquais mes personnages. Tout de suite il m'apparut que le Christ avait largement fait son plein de whisky. Marie-Madeleine, belle et plantureuse mais nantie d'un maquillage outrancier et de cheveux trop rouges, était saoule comme une bourrique. Quant à Jean Baptiste, un géant barbu à la noble stature, il fallait quasiment le soutenir pour qu'il mette un pied devant l’autre. Ils se changèrent néanmoins et prirent la pose que je leur indiquai. Je voulais pour mon tableau, une Marie-Madeleine en jupe courte et bottes de cuir, un Jean Baptiste en redingote et haut de forme, une Marie drapée de voiles violets, signes de deuil, et un saint Jean vêtu d'un ensemble jeans comme pouvait s'habiller aujourd'hui un jeune homme moderne. Seul le Christ conformément à la tradition, n'était vêtu que d'un pagne de coton beige.
La première heure de pose fut égaillée par les bouffonneries de mon Christ qui roulait des yeux d'épileptique et tirait une langue d'assoiffé en direction de Marie-Madeleine. Jean le Baptiste, dont le rôle se bornait à désigner du doigt le crucifié et à tenir un livre ouvert, se contentait de tanguer et de hoqueter bruyamment. À un moment donné mon Christ, pour se décontracter, se mit à lever les jambes alternativement dans un french cancan qui fit se tordre de rire Marie-Madeleine. Et pour cause, ce cochon avait omis d'enfiler un slip sous son pagne. Il exposait ses testicules, à peine moins grosses que des œufs d'oie, sous les yeux éberlués de la jeune Marie et sous le nez de la repentie agenouillée qui, à mon avis, en avait vu d’autres. Je toussotai pour réclamer un peu de tenue, et surtout le silence sans lequel il m'était impossible de peindre. J'ai besoin de beaucoup me concentrer. Peine perdue. Face à l'impudicité du Christ, la malheureuse Marie se mit à pousser de petits cris offusqués et à battre l'air telle une dinde coincée par une belette. Comme la pose l'obligeait à se laisser aller dans les bras de saint Jean, celui-ci en profita pour lui pétrir un sein qu'elle avait menu et cambré sous son crêpe violet. Il fallut que je serve un whisky bien tassé à tout le monde pour rétablir un peu de calme dans l'atelier.
Une demi-heure ne s'était pas écoulée que Marie-Madeleine recommençait à pouffer et à glousser. Cette fois le sexe fort long du faux Christ, comme le serpent tentateur sur son arbre, se faufilait de nouveau entre les plis du pagne. Elle ne put s'empêcher de s'en saisir et de le branler de bas en haut, à la manière d’une corde de cloche, et cela à quelques centimètres du doigt tendu d'un Jean le Baptiste hilare. Sur ce, la Vierge Marie recommença à se trouver mal et saint Jean en profita derechef pour lui pétrir les seins. La position à demi-couchée et l'émoi de la pauvre fille le permettant, il s'enhardit même jusqu'à glisser la main droite sous les voiles de la pauvre enfant à hauteur de la ceinture. La main y demeura longtemps tandis que l'innocente, les yeux révulsés par la honte et tournés vers le ciel dans une très belle pose, semblait appeler Dieu le père à son secours. En réponse, son faux fils depuis sa croix marmonna quelques mots que je n'entendis pas à Marie-Madeleine. Celle-ci, abandonnant la pose, se précipita sur saint Jean qu'elle déculotta en un tour de main et fessa comme pour le faire tenir tranquille. Ce débauché de Jean le Baptiste, ce maudit Sardanapale, en profita pour se dénuder des genoux aux chevilles puis, pantalon bas et redingote largement ouverte sur une volumineuse bedaine, pressa sa virilité entre les pages du livre que je lui avais confié, la copie d’une bible rarissime illustrée par Dürer. Tout en réclamant à grands cris un retour au calme et à la pose, je me félicitais de n'avoir pas introduit l'agneau et le chien dans le tableau car qui sait ce que ces maudits démons auraient alors inventé. Hélas ! Je ne fus pas entendu. Jean Baptiste abandonnant les plaisirs bibliques d’Onan le fils de Juda, se jeta sur Marie-Madeleine qu'il troussa promptement. Ce que voyant mon Christ en souffrance, le buste tavelé de croûtes de ketchup pour faire plus vrai, tournant vers les deux luxurieux sa belle tête inclinée marquée par la douleur, urina à long jets sur le couple. Pendant ce temps, la pauvre Vierge Marie, investie à son corps défendant par les doigts de saint Jean se mit à délirer et à hurler des insanités à l'adresse du Fils de l’Homme sur sa croix. Jusqu'à ce que ce dernier, à coups de reins obliques, l’arrose à son tour d'une urine poisseuse et noire comme du bitume. Miction qu’il termina sur la redingote de Jean le Baptiste. Lequel Jean le Baptiste ayant achevé de rendre hommage à Marie-Madeleine et sans se soucier de mes futures notes de pressing, s’essuya le sexe dans les voiles de la Vierge.
J'étais tout à fait outré que cette bacchanale honteuse se déroulât chez moi, dans des costumes que j’avais loués, et surtout pendant les heures de travail. J’avertis donc la compagnie que les temps morts seraient déduits de leurs salaires. La Vierge Marie toute rougissante remis de l'ordre dans sa tenue non sans avoir subi un baiser de l’apôtre préféré entre tous, baiser auprès duquel celui de Scarlett O’hara et de Rett Butler n’était qu’un bizou de premier communiant. Enfin tout le monde reprit la pose jusqu'à midi. Le Christ, Marie-Madeleine et Jean le Baptiste déjeunèrent sur place. Par contre saint Jean et la Vierge Marie rentrèrent chez eux. Je restai sur place moi aussi, me contentant de quelques fruits et d'eau minérale. Je voulais terminer le contour de mes personnages avant la nuit afin d'abréger une séance qui m'était devenue odieuse. J'examinai subrepticement mon trio de modèles tandis qu'ils mangeaient et surtout buvaient, les bouteilles vides en témoignaient. Marie-Madeleine, que je trouvais maintenant adipeuse et flasque comme une terrine de gras-double, était assise à même le sol, les cuisses écartées. Elle exhibait, à mon intention, une toison plus clairsemée et plus roussâtre que le pelage d'une vieille bique. La verge du Christ, longue et flasque, pendait hors du fauteuil sur lequel il se tenait assis. L'immonde Jean le Baptiste, dont la stature jupitérienne, la barbe large et peignée et la couronne de cheveux blancs m’avaient à tort persuadé qu’il s’agissait d’un indice de sagesse, se servait de l’horrible verge du Christ pour tartiner de la confiture de fraise sur un toast de fromage blanc.
La pose reprit et dura jusqu'à l'heure du thé. Pendant que je m'occupais de l'eau chaude dans ma petite cuisine, les fornicateurs se livrèrent de nouveau à leurs abominations. Marie-Madeleine, toujours agenouillée au pied de la croix se mit à mignarder le pénis du Christ de la langue, lequel levait des yeux éperdus vers le ciel. Sylvette, ma petite Sylvette dont la fraîcheur m'avait tant charmé, troussée jusqu'au nombril se laissait investir par le superbe saint Jean en poussant des miaulements d'accouchée. Jean le Baptiste, de son côté enfonçait le redoutable témoignage de sa virilité dans l’entrejambe d’une Marie-Madeleine en transe. Dès que la Vierge Marie put s’extraire des bras de saint Jean, Jean le Baptiste, délaissant une Marie-Madeleine comblée, entreprit le jeune homme par la voie culière. Et celui-ci ne protesta pas. Une fureur soudaine et terrible m'envahit devant la pose une nouvelle fois modifiée. Il ne me restait que quelques coups de pinceau pour terminer mon esquisse et tout était remis en question. Je ne me voyais pas recommencer le lendemain, je n’en avais pas les moyens. Je ne sais pas ce qui m'est passé par la tête. Probablement la fureur brutale des doux et des patients lorsqu’ils sont poussés à bout. La colère anéantit alors en moi toute civilité. Je me précipitai sur ma caisse à outils, puis traînant un escabeau près du faux Christ j’entrepris de lui clouer les mains et les pieds sur la croix afin qu'il se tienne tranquille. Je le fis au moment où il prit son plaisir en s’épanchant sur les visages de Marie-Madeleine et de la Vierge Marie en extase.
- Oui, oui ! Fameux les clous ! Encore ! Hurlait ce monstre. À cet instant précis, dans mon atelier transformé en lamentable foutoir, saint Jean et Jean Baptiste gémissaient de volupté, Sylvette et Marie Madeleine enlacées se roulaient sur le sol. Et moi, perdu dans ma folie, juché sur mon escabeau, les mains poisseuses de sang, je crucifiais véritablement le défroqué en hurlant de rage des mots sans suite.
- Je m'en doutais ! glapit soudain une voix aiguë dans mon dos que je reconnus immédiatement pour être celle du menuisier. Ah, les salopards ! Ah, les débauchés ! poursuivit-il en prenant à témoin les deux agents de police interloqués qu'il avait traînés avec lui. Voyez un peu ce qu'il faut pour échauffer la bile de ce joli monsieur ! (Il voulait sans doute parler de ma libido) Ah, le cochon ! Ah, l'artiste ! Et dire que c'est pour ça que je paie des impôts ! Et cette pauvre enfant dont je connais bien le père -il s'adressait à ma Vierge Marie-, obligée de subir la présence de ce joli coco (Il me désignait d’un doigt accusateur, tel le doigt crochu du peuple en la personne de Fouquier-Tinville). Et cette malheureuse femme –Marie Madeleine maintenant assise sur le sol qui le regardait toute ébahie-, traînée contre son gré, j’en suis certain, dans cette ignoble partouse. Elle qui vend d’ordinaire des cierges et des médailles pieuses dans le Sacré-Cœur, quelle honte et quel martyr ! Et vous mon bon monsieur, -c'est à saint Jean qu'il s’adressait-, vous qui souhaitez si ardemment vous intégrer, voyez comme on vous reçoit. Et vous, humble Christ, blessé et meurtri dans votre chair, notre seigneur à tous, cher et noble SDF...
- Cher ami, ne voudriez-vous pas m'essuyer la queue ? J’ai du foutre partout. Lui demanda benoîtement le défroqué... Au fait quel jour sommes nous et quelle heure est-il ?... Je commence à avoir une petite faim. Ces émotions m’ont mis en appétit.
- Environ quatre heures de l'après midi, nous sommes vendredi et la nuit commence à tomber mon Seigneur, répondit le menuisier en s’agenouillant. Bénissez-moi car j’ai péché... Vous devriez porter plainte contre cet artiste. Je suis témoin de votre supplice. On m'appelle Joseph le menuisier et je suis bien connu dans le quartier.
Jean-Bernard Papi ©
à suivre