Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète
La littérature est un art de combat.
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Il existait malgré tout dans la ville quelques personnages riches qui n’avaient pas cru nécessaire d’aller habiter dans les résidences. Le docteur C. était de ceux-là. Son cas était cependant un peu différent des autres, artistes et excentriques pour qui la bohème était avant tout un art de vivre, car c’était un médecin, un homme rassis, un scientifique ayant la tête fermement plantée sur les épaules que rien, en dehors peut-être d’un effondrement de la cote des impressionnistes français, n’effrayait. Il possédait dans la ville la plus grosse clinique du comté, une clinique renommée qu’il dirigeait lui-même et qu’il ne pouvait par conséquent déserter, même la nuit. Il s’y était fait aménager au dernier étage un appartement somptueux, dans lequel était exposée sa fabuleuse collection de peintures, dont la vue donnait sur le fleuve et l’autoroute et dans lequel il demeurait toute l’année. Cette clinique, la clinique Saint François d’Assise, était à l’origine spécialisée en traumatologie mais sous l’impulsion de C. elle était devenue l’unique pourvoyeuse en organes humains du gigantesque complexe hospitalier voisin, spécialisé dans les greffes et réputé pour ça dans le monde entier. Les prélèvements d’organes, leur vente et les greffes qui en découlaient, représentaient l’un des marchés le plus juteux de la médecine moderne. Au fil des années, et grâce aux progrès de la biochimie, et Dieu sait si la biochimie était devenue une science complexe et omniprésente dans pratiquement toutes les disciplines scientifiques, on était parvenu à greffer d’un humain à l’autre tous les organes imaginables, sauf le cerveau. Encore que des expériences fussent en cours qui permettaient d’espérer des résultats durables dans un avenir proche. Car le cerveau n’était plus cette terre inconnue de naguère et on était parvenu, petit à petit, à en comprendre les mécanismes les plus dissimulés et les plus mystérieux. Toutefois la greffe du cerveau posait quelques problèmes juridiques et moraux, en effet, en cas de délit qui était coupable, l’ancienne ou la nouvelle personnalité ? Le juge T., dans une émission de télévision restée célèbre, en avait débattu avec des psychologues et des philosophes qui souhaitaient qu’une loi vienne le plus rapidement possible trancher ce nœud gordien. Il y avait des modes aussi. En ce moment la grande vogue était la greffe d’utérus chez les homosexuels qui souhaitaient avoir des enfants par la voie « naturelle ». Hier, il était de bon goût de se faire greffer un bras ou une jambe de couleur différente, voire un nez ou une oreille supplémentaire. C. dans des articles pour les magazines féminins encourageait ces petites dérives qu’il estimait fort amusantes, et lucratives. En utilisant des rabatteurs et des campagnes publicitaires habiles, c’est d’ailleurs à l’occasion de l’une d’elles qu’avaient été expérimentées pour la première fois les tantes Suzie, la clinique ne manquait jamais de donneurs. « Vendez votre cœur pendant que vous êtes en bonne santé, vous pourrez en récupérer un autre plus tard et vous enrichirez, en attendant, ceux qui vous aiment. » affirmait un slogan. Un autre ventait les mérites qu’il y avait à se débarrasser d’organes superflus et susceptibles d’attraper des cancers et autres cochonneries de maladie coûteuses à soigner. Les arguments pour s‘alléger d’un intestin, d’un rein ou d’autre chose ne manquaient pas. La plupart des donneurs se contentaient de vendre l’un des organes en double, comme les reins, les poumons, les testicules, les yeux, les pieds, les bras, les mains ou en abondance comme les doigts, les dents, les orteils, les cheveux ou les intestins. Mais quelques-uns allaient plus loin et vendaient leur foie, leurs deux poumons et leur cœur, organes rares et par conséquent payés à prix d’or, acceptant de vivre par la suite avec l’assistance permanente des machines de la clinique. En général, lorsqu’ils en arrivaient là, ils vendaient aussi tout ce qui était monnayable, y compris leurs deux jambes qui ne leur servaient plus à rien. Le docteur C. au cours des visites préliminaires les y incitait car la place tenue par un cul-de-jatte, même alité, n’est pas celle d’un individu entier. Ces ventes, qui étaient censées rapporter une fortune au donneur en vérité enrichissaient d’abord ses héritiers, enfants, vieille maman ou conjoint. Ses « petits pensionnaires », comme il les appelait affectueusement, étaient également des réservoirs inépuisables de peau, de sang et de moelle épinière. Les seules obligations qu’il imposait aux donneurs avant d’acheter quoi que ce soit, étaient qu’ils fussent dans la force de l’âge et en parfaite santé. Ceci pour des raisons évidentes de qualité. Ils étaient en priorité recrutés chez « les tiques et les puces » qui espéraient ainsi sortir de leur misérable condition. Jadis ils auraient été gladiateurs, sportifs ou mercenaires. Il arrivait aussi que des illuminés, des mystiques, viennent se proposer d’eux-mêmes et à titre gracieux afin de soulager les souffrances de leurs prochains. Les prochains en question vivaient en général dans des résidences fastueuses ou sur quelques îles du Pacifique ou des Caraïbes réservées aux très grandes fortunes et se moquaient des donneurs comme de leur première rognure d’ongle. Ce qui les préoccupait avant tout c’était d’avoir l’organe le moins cher et de la meilleure qualité. Ainsi va le commerce mondial, pensait fataliste le docteur C. qui fabriquait néanmoins de fausses lettres de remerciement, sur parchemin, qu’il remettait solennellement à ces saints modernes. Il ne faut pas non plus décourager le bénévolat, prétendait-il fort justement. Ses affaires avaient été rapidement si prospères qu’il avait monté, dans divers pays voisins, une douzaine d’autres cliniques succursales auprès d’un nombre équivalent de complexes hospitaliers. D’autant que les lois internationales propres au marché des organes le favorisaient, au détriment des donneurs et des receveurs. Bénéficiant pratiquement d’un monopole, C. imposait ses prix, arguant de frais importants de conservation, sans oublier l’entretien des fameux « petits pensionnaires » qui lui coûtaient chaque année un peu plus. Il avait succédé à son père, chirurgien renommé, qui lui-même avait succédé à son père, ancien médecin militaire. Ce dernier, après son départ de la marine, s’était établi dans la ville, florissante et belle à l’époque, pour y construire sa première clinique. Issu d’un milieu où l’argent était dépensé sans compter, fils et petit-fils de médecins réputés, rien ne semblait devoir troubler la carrière prometteuse du jeune C. Sa thèse qui portait sur les xénogreffes, ou transplantation d’organes d’animaux vers les humains, avait impressionné le jury et avait reçu la mention excellente. Sauf accident, et Dieu sait si le jeune C. vivait dans un monde protégé, et même calfeutré, il allait faire une carrière sans anicroches et augmenter substantiellement la fortune déjà grande de la famille. L’accident avait pourtant eu lieu, malgré toutes les précautions prises. Au sortir de l’université, il s’était amouraché, comme un héros de roman de gare, d’une demoiselle au beau visage et au corps sans défaut qui brillait dans la chansonnette. Il l’avait invitée dans la villa de ses parents à l’occasion des vacances d’été, elle avait accepté avec l’intention de changer d’air et de se reposer avant de préparer son prochain tour de chant. Il fit très chaud cette année-là. Dans la vaste et confortable villa des C. on vivait à demi nu au milieu d’une abondante domesticité, ou employés du tertiaire, dont les tâches essentielles étaient de préparer chaque jour une fête nouvelle pour les invités. Le clou en était le dîner du soir, car le cuisinier, sorti major d’une école hôtelière britannique, aurait pu rivaliser avec les meilleurs chefs du pays. Naturellement les C. choisissaient méticuleusement leurs convives et l’on se battait pour en être. Quelques jours avant que se terminent les vacances, au cours du dîner, le jeune C., plus amoureux que jamais, avait demandé la main de la chanteuse avec toute la gravité et la solennité qui sied à un descendant de la si glorieuse famille C. Laquelle avait aussi compté un abbé bien connu au siècle précédent. La jeune femme avait répondu sèchement « Non ! », et rien que non, devant la famille déconfite et les invités ébahis et surtout choqués que soit ainsi gâchée, pour des futilités sentimentales, l’une des dernières fêtes de l’été. Pis, elle l’avait humilié en se moquant ouvertement du peu d'exaltation qu’il mettait à lui faire l’amour. Ce parler sans détour et cette attitude brutale et directe était une mode à l’époque chez les jeunes gens branchés et donnait un style percutant, voire explosif, aux conversations en général. Et à celles des artistes chanteurs en particulier, quand leur impresario leur en donnait l’autorisation. - Il faut t’agiter la nouille toute la nuit pour parvenir au matin, enfin, et pendant quelques secondes, à en faire usage convenablement, lui avait-elle jeté au visage. Elle avait certes beaucoup bu ce soir-là, mais elle en avait aussi sa claque du jeune homme, de sa famille illustre et riche et des amis pique-assiette. Cela l’amusait de couper les ponts sur un esclandre qui serait commenté le lendemain par les journalistes de toutes les télés nationales et de tous les journaux à potins. Elle voulait, en quelque sorte, une sortie de scène à son avantage, en outre, il était de bon ton, dans son milieu, de mépriser l’argent et le luxe. Le jeune C., mortifié, courut se cacher dans sa chambre et ne reparut plus. Le lendemain matin la chanteuse était retrouvée morte dans la piscine. Les gendarmes, confus d’avoir à pénétrer dans l’intimité d’une famille si éminente, et peu convaincus en vérité de l’importance de leur mission, menèrent une enquête sur la pointe des pieds. La réputation de cette jeune chanteuse étant comparable à celle de madame de la Trémouille laquelle, dans un lointain passé et selon l’avis des experts, avait usé plus de paires de couilles que la Grande armée n’avait usé de souliers, ils ne furent guère plus zélés que s’il s’agissait d’un vol de poulets. Bref, après avoir mené une enquête en dépit du bon sens, ils négligèrent la plupart des indices et des preuves. Il paraissait pourtant clair que le jeune C. était le plus soupçonnable, mais il jura solennellement s’être couché après avoir pris un somnifère sans avoir revu la jeune femme. Naturellement, les gendarmes ne mirent pas en doute sa parole. D’autant que le célèbre criminologue à la retraite Jacob C., en vacances dans sa famille, ne les quittait pas d’une semelle. En fin de compte, ils dénombrèrent cinq suspects parmi les hommes, en comptant quand même le jeune C. La demoiselle, qui n’était pas bégueule, ayant accordé ses faveurs à chacun, et plusieurs fois. Au point d’en avoir fait des rivaux, selon la philosophie des enquêteurs qui voyaient dans cette affaire un drame de la jalousie sans mystère. Ils n’allèrent pas cependant jusqu’à soupçonner les domestiques mâles car la chanteuse n’était pas dépravée à ce point. Aucun n’avoua le meurtre et le juge T. chargé de l’affaire inaugura, semble-t-il, la méthode qui allait le rendre célèbre. Il tira au sort parmi les suspects et c’est un ami du jeune C., que ce dernier avait invité également pour les vacances, un étudiant en sciences politiques dénommé N. qui fut déclaré coupable en bonne et due forme, et, évidemment, condamné. Plus tard, l’avocat de N. se battit pour que le procès soit révisé et que l’enquête reparte à zéro. Tout ce qu’il obtint au bout de dix ans de procédure fut que la peine de perpétuité soit commuée en vingt ans de réclusion. Les parents de N. payèrent l’avocat, puis ruinés, se laissèrent mourir. Dire que les remords empêchaient C. de dormir serait exagéré. A peine si, de temps en temps, les gémissements et les borborygmes que poussa la chanteuse, tandis qu’il lui maintenait la tête sous l’eau dans sa baignoire, remontaient à sa mémoire. Il les chassait alors comme l’on chasse les souvenirs d’enfance dans lesquels on ne se présente pas à son avantage. A quatre heures du matin, il avait jeté le corps dans la piscine puis était allé rédiger un certain nombre de lettres pour mettre de l’ordre dans ses affaires, car il était tout à fait convaincu que l’on viendrait l’arrêter dès le meurtre connu. L’enquête lui ayant prouvé le contraire, le procès terminé il s’était lancé dans son travail de chef de clinique comme d’autres entrent en religion, avec ferveur et abnégation. Le juge T. lui, n’avait pas été dupe et connaissait le coupable. Ses propres déductions, meilleures que celles des gendarmes, l’avaient conduit indubitablement au jeune médecin. Au cours d’un repas, car le juge était devenu un familier de la table des C., il avait décortiqué l’affaire en changeant les noms, les lieux et l’époque. Seul le jeune C. avait compris de quels événements il s’agissait. - Pourquoi ne pas avoir fait arrêter le vrai coupable, lui avait-il alors demandé d’une voix brisée. - Parce que ce coupable-là ne pouvait récidiver, avait répondu le juge. Ce n’était ni dans sa nature, ni dans son éducation. De plus, il était plus utile à la société dehors que dedans. Par contre, le criminel désigné par le tirage au sort, dès cet instant, pouvait à tout moment commettre un meurtre abominable, par vengeance principalement mais, même si cela parait extravagant, pour justifier aussi de son arrestation. Il fallait donc le condamner durement. Le condamnant durement, il devenait un exemple très dissuasif. Par dépit C. ne s’était jamais marié, il avait épousé la science, affirmait-il pompeusement quand on l’interrogeait. Certains disaient qu’il avait épousé d’abord le fric et qu’il passait ses nuits, tel le comte Dracula cherchant une victime, à déambuler parmi les centaines de petits pensionnaires ficelés à leurs machines dans le vaste sous-sol carrelé et climatisé de la clinique Saint François d’Assise avec l’espoir de leur prélever un chicot ou un moignon pour presque rien. Qu’il fut rapace et insatiable au point de les dépecer petit bout par petit bout, presque quotidiennement, que leur vie serve à l’enrichir et à prolonger l’existence de gens de médiocre caractère n’effleuraient pas les donneurs. Ce qu’ils enduraient était logique, normal, conforme aux règles depuis longtemps admises du commerce et la société les invitait à continuer. À commencer par les impôts dont ils étaient exemptés jusqu’à la fin de leurs jours, les décorations qui ornaient leur poitrine ou les places assises qui leur étaient réservées dans les transports en commun. Ils étaient même reconnaissants au docteur C. de les avoir choisis et cette reconnaissance, chez quelques-uns, frisait l’idolâtrie. En retour, il régnait sur leur existence comme un despote tendre et adulé. Il aimait le pouvoir qu’il avait sur eux. Devant eux, il se rengorgeait comme un général vainqueur face à ses troupes, son âme se gonflait de joie devant leurs yeux humides pleins de soumission, leurs narines frémissantes et leurs mains tendues, quand ces organes existaient encore. Il mesurait sa puissance, et la grandeur de la science qu’il servait, au degré d’humilité de ces êtres qui lui mendiaient un petit attouchement, un mot, une parole, la caresse même légère du père à son enfant. C’était lui et lui seul qui en avait fait ce qu’ils étaient. Il lui arrivait même de se comparer à Dieu, quoique Dieu ne fasse en général que des êtres bêtement standard, mais plus souvent il s’assimilait à une sorte de manager de génie capable de deviner l’impossible chez un artiste au talent apparemment modeste. Parfois, par badinage et pour ne pas perdre la main ou même à des fins d’expériences sérieuses, il leur greffait un pied, une main supplémentaire, un nez à la place d’autre chose ou un doigt n’importe où. Des frivolités divertissantes, des foucades de savant qui faisaient malgré tout avancer d’un petit epsilon la science médicale et qui enrichissaient un peu plus les cobayes qui se prêtaient au jeu. C’étaient ensuite des fous rires dans le sous-sol de la clinique, des pitreries et des exhibitions entre pensionnaires qui faisaient sourire paternellement le bon docteur C. Poursuivant les travaux de sa thèse, il avait aussi tenté, et réussi, sur des humains des greffes d’organes provenant d’animaux, malgré que les églises s’y opposassent fermement. C’est ainsi que certains de ses hôtes vivaient avec des prothèses pour le moins exotiques. On chuchotait perfidement, chez les médecins rivaux, donc jaloux, à propos de sirènes, de satyres, de centaures, de mélusines, qu’il aurait fabriqués et qui vivraient à l’écart des autres, dans des caves profondes et secrètes, pas plus malheureux pour ça, bien au contraire.