Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète
La littérature est un art de combat.
– Ce que vous allez vous amuser maintenant ! lui avait confié son directeur d’un ton hypocritement enjoué en lui remettant la brochure du gouvernement qui traitait de ce genre de situation et son cadeau de départ. Elle avait ensuite vainement attendu chez elle les loisirs pharamineux qu’on lui promettait dans la brochure puisque désormais, y était-il écrit, « Les machines feraient pour nous les plus rebutants travaux en nous laissant plus de loisirs qu’aucune civilisation n’avait jamais connus ». Elle avait ensuite épousé le juge, qui l’en priait depuis longtemps, quand elle eut compris que ses efforts pour retrouver un travail à son goût seraient vains désormais et lorsque ses économies eurent fondu, car il lui fallait bien vivre et manger. C’est à ce moment-là qu’ils avaient acheté une villa dans la résidence de l’Ouest. Elle s’y était claquemurée pour y ruminer à son aise l’échec de sa vie professionnelle. Plus tard, se rendant compte qu’avec le juge elle n’aurait au mieux qu’une existence de potiche agréable à regarder et tout juste bonne à organiser les somptueux banquets dans lesquels il se complaisait, elle était devenue positivement enragée, accusant pèle mêle la société, Dieu et son mari de l’avoir flouée et réduite à rien, à un zéro inutile. Bonne à jeter aux chiottes ! disait-elle amèrement d’elle-même. Au bout d’un long temps de réflexion, elle s’était alors rangée du côté de ceux qui rêvaient d’autre chose qu’un monde de machines, sans trop savoir d’ailleurs ce qu’elle aurait mis à leurs places. L’essentiel, pensait-elle, c’était d’avoir une cause à soutenir et partant un but à donner à sa vie. Progressivement elle en était venue à entretenir, avec quelques-uns des responsables du mouvement naissant pour le retour de l’âge d’or, une correspondance suivie et codée sur ce qui tenait lieu alors d’Internet. Car l’Internet de jadis s’était passablement déglingué, ne servant plus que la cause de nombreux fanatiques ou ne travaillant plus qu’au profit exclusif des marchands. Cela avait duré des années, le temps pour le mouvement de s’affirmer et de recruter ses militants et ses cadres. Bien entendu, son mari ignorait tout de cette activité, qu’il aurait estimé par ailleurs hautement subversive. Mais comment aurait-il pu se douter de quelque chose, lui qui l’avait toujours tenue pour une sorte d’évaporée sans consistance. N’avait-elle pas quitté, sur un coup de tête, une situation des plus lucratives et enviables ? Même de s’être mariée avec lui prouvait qu’elle n’avait guère de raison. Au contraire, pour les leaders de l’âge d’or, elle était de ceux dont les avis étaient les plus pertinents et les mieux fondés. Dans le gouvernement à venir, ils lui avaient réservé une place de choix au côté des dignitaires et lui avaient confié d’ores et déjà la direction de l’instruction publique. En attendant, elle dirigeait l’action de centaines de groupuscules clandestins chargés de propager leurs idées dans la zone sud. La police arrêtait assez souvent quelques-uns de leurs militants, elle arrêtait aussi les militants d’un tas d’autres mouvements et partis, et éliminait parfois physiquement ceux qu’elle estimait les plus dangereux au nom de la raison d’état. Un camion un jour pulvérisait leur auto, l’avion dans lequel ils prenaient place s’écrasait au sol, ils se noyaient illogiquement au cours de leurs vacances ou faisaient une chute mortelle en montagne. Le mouvement ne ripostait pas faute de moyens mais en estimant aussi, fort justement, que les martyrs étaient plus utiles à leur cause que les terroristes morts au champ d’honneur. Le gouvernement tentait bien de les discréditer en leur attribuant quelques attentats bidons, malgré cela, ils avaient la sympathie d’une grande partie de la population. Que certains puissent rêver de retourner à l’âge d’or, et comploter pour y parvenir, gênait et irritait cependant beaucoup de monde. En politique, on ne revient jamais en arrière, affirmait-on dans les sphères du gouvernement, l’histoire ne repasse pas les plats. Pauvres arguments en regard des formidables et bénéfiques résultats que beaucoup en espéraient. Le gouvernement avait, de toute manière et périodiquement, à faire face à des émeutes fomentées par des mouvements revendicatifs de toutes sortes. La ville devenait alors un champ de bataille, qui se démantibulait de plus en plus, où s’affrontaient les véhicules blindés de la police et les troupes dirigées par plusieurs centaines de petits chefs, presque tous rivaux. L’âge d’or n’était qu’un de ces mouvements, mais il était le seul qui ne reposait pas sur la volonté de s’enrichir d’un petit nombre en se maintenant au pouvoir par la force et la terreur. Au cours de ces affrontements, les véhicules blindés de la police tiraient sur les manifestants, à l’aveuglette, au canon et à la mitrailleuse à eau à très haute pression, ce qui avait pour conséquence d’estropier beaucoup de monde et d’anéantir quelques monuments au voisinage. Les manifestants de leur côté jetaient des grenades au phosphore grosses comme un ongle qui incendiaient les véhicules blindés et assez souvent aussi une partie du quartier. Cela se passait ainsi depuis quelques années et plusieurs fois par an. Jusqu’à présent le gouvernement et la police avaient toujours gagné mais de l’avis de tout le monde l’issue des affrontements, avec certaines bandes bien armées, devenait de plus en plus incertaines et les batailles de plus en plus meurtrières. Les reporters de télévision, munis de leurs caméras miniaturisées, se glissaient parmi les uns et les autres en souhaitant que les empoignades se poursuivent longtemps car l’audience, en temps ordinaire plutôt faiblarde, grimpait alors de deux ou trois points. Dans les résidences, c’était l’alerte rouge et les vigiles montaient aux créneaux avec l’état d’esprit des archers d’antan se préparant à repousser les Vikings. Les tenants de l’âge d’or, qui n’avaient pas les moyens d’acheter des armes et des grenades au phosphore, étaient par contre vaincus et dispersés en moins d’une heure, mais tout ce qu’ils demandaient c’était que la télévision soit présente et parle d’eux. Le Juge T. exécrait tous les trublions quels qu’ils soient et l’idée même d’un retour à l’âge d’or lui faisait bouillir le sang, sans qu’il puisse expliquer clairement pourquoi. Il lui semblait même que c’était après une échauffourée criminelle organisée par ces crétins que l’idée de tirer au sort les coupables lui était venue, car ce jour-là, ceux qui avaient été ramassés par la police se prétendaient tous, stupide raisonnement s’il en est, également fautifs. N. n’avait pas tort en prétendant qu’éliminer le juge servait le retour de l’âge d’or, car même à la retraite son influence demeurait considérable parmi ses collègues et confrères. Le personnage était pittoresque, sa silhouette monstrueuse et sa voix profonde et puissante comme le tonnerre avaient inspiré de nombreux dessinateurs humoristiques et même des scénarii de feuilletons à la télévision. Il exposait ses idées et débattait de ses théories dans de nombreux articles qui paraissaient dans les journaux de la magistrature ainsi que dans ceux du grand public et il n’était pas rare qu’il participe à des débats télévisés où ses connaissances du droit émerveillaient tout le monde. Sa réputation avait d’ailleurs été bâtie par des journalistes qui avaient d’abord apprécié ses très médiatiques jugements. Ils estimaient fort justement qu’il était le seul juriste dans le pays capable d’interpréter avec brio l’Himalaya des lois et décrets de l’état. Il possédait de nombreux amis parmi les députés et les membres du gouvernement et on lui avait plusieurs fois proposé un poste élevé au ministère de la justice. Il avait toujours décliné ces offres estimant que sa vie avait été suffisamment bien remplie et que sa mauvaise santé lui donnait droit au repos de son choix. Il était clair pour lui qu’Anna se comportait à peu près comme toutes les femmes de la résidence. Trop rarement, pensait-il, elle se rendait dans l’un ou l’autre des lieux de culte et trop souvent malheureusement dans l’un des nombreux bars pudiquement appelés « Salon de Thé » où l’on servait tous les alcools et toutes les drogues possibles et imaginables. Pour être tout à fait franc, et il était le premier à le reconnaître, sa femme vivait plutôt comme tout le monde dans la résidence où la majeure partie des habitants occupait son temps à chasser son ennui. Elle passait aussi de nombreuses heures par jour à bavasser avec des inconnus sur Internet ; mais il n’existait aucun site sur le réseau où l’on ne traitât pas de choses parfaitement insipides et niaises. C’était une mode bien ancrée que de se donner des rendez-vous par écrans interposés et d’y débattre, avec un sérieux de philosophe, de poncifs et de lieux communs du niveau des classes primaires de jadis. Du temps de l’âge d’or justement, ricanait le juge T. Le réseau comme on l’a vu, était devenu si touffu, si chaotique, que l’on pouvait y semer aisément les curieux tentés de savoir ce qu’un quidam en particulier y boutiquait. Seuls les authentiques initiés pouvaient s’y retrouver, un peu comme parvenaient à se diriger encore quelques rares habitants des vieilles villes, Mexico, Moscou ou Londres, réputées comme les plus inexpugnables des labyrinthes. Anna fréquentait aussi un ou deux clubs féminins, notamment un club réputé de tir à l’arme à feu. Pour quelles raisons s’entraînait-elle à tirer avec diverses pétoires, dont certaines fort dangereuses et puissantes ? Le juge n’en savait rien, probablement pour se donner une raison d’exister, par jeu peut-être ou par bravade. Peut-être encore pour défendre la société, allez savoir avec ce genre de femme. Il aurait préféré qu’elle fréquente des clubs de lecture ou les associations caritatives pilotées par le Palais, ce qui correspondait tout de même à des goûts plus dans leur style de vie. Mais il ne pouvait intervenir et surtout pas lui donner des ordres. Elle était libre, et pas question de restreindre cette liberté. A l’image de beaucoup d’autres femmes elle laissait les commandes de sa maison à son personnel et ne regardait son mari que lorsqu’elle butait contre lui.