Au fur et à mesure de sa confession, il se rendait compte que la vraie prison qu’on avait bâtie pour lui c’était surtout cette absence d’appétit des sens, cette indifférence absolue devant l’amour. Il était ainsi doublement puni, une fois par la détention et une autre fois par cette castration. Face à la jeune fille et à son immense besoin de bonheur qui rayonnait et chauffait alentour comme un soleil, il n’était qu’une ombre froide et sinistre, un spectre privé d’avenir par un bricolage chimique qu’il n’avait pas su détecter à temps et dont il ne comprenait pas les tenants et aboutissants. Qu’allait-elle imaginer de lui maintenant ? J’ai peur que ce ne soit définitif, avait-il murmuré.
L’amour qui avait attaqué Clara en traître se retournait maintenant contre elle avec la détermination d’un boomerang. Pour la première fois, et malgré les idées qu’elle avait toujours défendues et professées, conversion qui ne cessait pas de l’étonner d’ailleurs, la pensée de ne jamais devenir la maîtresse de N. l’avait mortifiée et remplie de détresse. Seule ce soir-là, dans sa chambre, elle s’était rebellée avec violence contre ce mauvais coup du sort et avait pleuré une partie de la nuit.
L’impuissance de N. pouvait à la rigueur être soignée, tout était guérissable aujourd’hui à l’exception de quelques babioles de maladies qui résistaient encore en brûlant leurs dernières cartouches, mais ce qui la chagrinait c’était l’indifférence avec laquelle il lui avait raconté ses malheurs. On aurait dit qu’il s’en foutait, qu’il n’était plus de ce monde. Avec l’aube, elle s’était souvenue que la révolution, sa révolution, était imminente et elle s’était sentie un peu revigorée. Ses sentiments personnels, même sublimes, devaient passer après. Après le petit déjeuner, elle se découvrit l’âme héroïque et le coeur blindé ; elle eut un geste fataliste et presque insouciant quand il parla de se rendre à son rendez-vous.
– Fais donc ce que tu veux, dit-elle, avant de s’enfermer dans la salle de bain.
N. justement ne savait pas trop ce qu’il convenait de faire une fois en face de C. Il ne voulait pas dresser des plans trop précis qui foireraient le moment venu, comme cela s’était produit avec le juge. Néanmoins une idée, un embryon de plan petit à petit faisait son chemin dans son cerveau, un plan qui résoudrait à terme bien des problèmes. Il en était certain, C. ne l’avait pas reconnu et cela représentait un avantage considérable. C. le reçut comme un prince, lui proposa une collation, du vin et toutes sortes de friandises rares et onéreuses que N. accepta sans se faire prier. Il lui passa ensuite une visite médicale complète et détaillée, fit divers prélèvements, pesa et mesura, nota les quelques maladies qu’il avait eu, ses antécédents familiaux, son nom, son âge et sa profession sans tiquer le moins du monde. Il ne chercha pas non plus à connaître les motifs qui le poussaient, le fait d’être là et volontairement suffisait.
N. feignit d’hésiter sur les organes qu’il acceptait de céder en sus d’une jambe, d’un rein, d’un poumon et de sa verge laquelle semblait intéresser le médecin au plus haut point.
– J’ai un acheteur pour ça mon cher, un émir richissime, qui l’attend depuis trois mois. Je ne vous cache rien, nous sommes entre amis, il a des idées très précises dessus, surtout pas circoncise. C’est un cas je vous dis. Vous serez riche rien qu’avec elle. Elle fonctionne bien au moins ?
– Evidemment, à mon âge ce serait malheureux, et elle prend un volume, je ne vous dis que ça ! Un étalon ! Il eut alors une pensée fugace et émue pour Clara ; pauvre fille, si elle l’entendait. On peut faire un essai si vous voulez, cher ami.
– Non, non. Je vous fais confiance et puis mon assistante est absente, c’est elle qui se charge de ça. Un voyage qu’elle a gagné avec des bons... Passons. Nous allons être riches, très riches, vous savez. Voulez-vous voir mes installations. Cela vous donnera peut-être des idées... et des envies.
N. accompagna C. dans le sous-sol, ils visitèrent une chambre type.
– Pour votre convalescence. Il faut compter un séjour de quarante huit heures. À moins que vous ne décidiez d’y demeurer pour le restant de vos jours, dans ce cas elle sera repeinte aux couleurs que vous aimez, dit C. qui frétillait à son côté comme un chien espérant sa pâtée. Je peux même dans ce cas vous faire installer le dernier modèle de télé en relief et le meilleur nano-ordinateur de la planète si vous le voulez !
– Est-ce vous même qui opérez ? demanda N.
– Non, voyons. Je suis le patron. Ce sont de jeunes chirurgiens embauchés pour l’occasion qui font ça, avec une pléthore de robots. Ça leur permet de payer les premières mensualités de leur cabinet. Prélever est facile. Vous ne risquez rien. Pas la moindre anicroche en vingt ans, pas la moindre. Et C. fit claquer son ongle sur son incisive.
Ils rendirent visite à la mère admirable qui venait de perdre ses dents mais qui n’en fit pas moins un sourire radieux au docteur et à son visiteur.
- C’est merveilleux, postillonna-t-elle de faire le bonheur des siens sur la terre. Merveilleux. En disant
cela, elle levait son œil vers le ciel comme une madone borgne en extase.
– Va pour la totale, dit N. de retour dans le bureau de C. Mais je veux que l’argent soit viré sur ce compte dès demain. Il tendit un bristol.
– Ce n’est pas l’usage, je paye seulement à la livraison.
Devant le visage impénétrable de N., il finit par céder.
– Nous sommes d’accord, confirma N., la totale, plus les cheveux, les dents et l’anus. Je ne reviendrai que lorsque l’argent sera viré.
– Oui, oui approuva C. La totale. La grande ! Avec ça vous serez dans le livre des records, vous savez !
Le lendemain la somme convenue était inscrite sur le compte. N. le vérifia sur l’ordinateur de Clara. Il appela la jeune fille.
– Cet argent financera ta révolution.
Clara siffla d’admiration devant la somme qui apparaissait sur l’écran.
– On pourra même en faire deux avec ça.
12
N. téléphona à C.
– Quand voulez-vous intervenir ?
– Demain matin à 9 heures, à jeun, si vous voulez, répondit C. qui semblait pressé. Et pour la couleur de votre chambre ?
– Rouge vif, murs et plafond, et du matériel ordinaire, télé et ordinateur d’un modèle courant, cela me suffira.
– Rouge vif ? répéta C. déconcerté.
– C’est ça, rouge vif. C’est la couleur du bonheur et de la chance. En Chine. À demain.
À l’heure dite, C. l’accueillit à la porte de la clinique les bras tendus, comme s’il s’agissait d’un ministre en visite.
– L’équipe chirurgicale est prête, très cher ami, dit-il en le serrant dans ses bras.
– Vous les connaissez ? demanda N. faussement alarmé.
– Non voyons, je ne peux connaître tout le monde dans le milieu médical. Je vous l’ai dit, c’est une équipe que je loue pour la circonstance. Mais je puis vous assurer que c’est une excellente équipe de jeunes dont les membres sont tous des premiers de promo déjà bien habitués à ce genre de boulot. Je ne veux pas perdre ma marchandise, figurez-vous, en la confiant à des gougnafiers ! Gros rire de C. Vous ne risquez strictement rien, ajouta-t-il. Tenez, je vous offre même une petite prime pour calmer vos craintes. Et pour la belle verge. N. empocha la carte bancaire que lui tendait C., puis il se fit expliquer en détail les préliminaires de l’opération. Ils étaient maintenant tous les deux seuls dans le bureau du médecin.
– C’est très simple, dit C. en se rengorgeant, une affaire parfaitement rodée. Vous vous déshabillez ici, dans mon cabinet de consultation. Vous vous allongez sur le chariot de transport qui est ici et je fais sur vous les dernières vérifications. Il ne faudrait pas, par exemple, que depuis l’autre jour vous ayez contracté une vilaine maladie. C se mit à rire. Où que vous ayez vendu une bricole à un confrère, je ne sais pas, un testicule, une rotule... On voit de ces choses dans mon métier, vous ne pouvez pas imaginer comme les gens sont roublards et tordus. Ceci fait, j’appelle l’anesthésiste qui vous endort et qui vous conduit à l’équipe chirurgicale qui attend dans le bloc opératoire. Il vaut mieux vous endormir ici, dans le calme et la confiance, pour éviter le stress et l’afflux de toxines dans votre corps car cela gâte un peu... la viande. Rire de C. Je serai près de vous lors de votre réveil, car votre jolie chambre vermillon vous attend déjà. Etes-vous satisfait et serein ?
– Parfait, dit N. allons-y. Et il flanqua un coup de matraque sur la nuque de C. qui s’effondra. Par la fenêtre il fit un signe discret à Clara qui attendait au coin de la rue. Quelques minutes plus tard un jeune homme en blouse blanche portant une mallette, entrait dans le bureau de C. C’était un partisan de l’âge d’or et un ami de Clara, un authentique anesthésiste qui avait accepté d’endormir le docteur C. pour que la révolution ait les moyens de ses ambitions. Ils le déshabillèrent et il fut alors anesthésié dans les règles. N. lui injecta ensuite un liquide que lui avait procuré son amie. Un sérum, dérobé à son père, qui servait autrefois à délier les langues lors des interrogatoires menés par les vigiles. N. contempla le visage paisible de son ancien ami qui dormait profondément. Cette fois, songea-t-il, je vais enfin savoir la vérité. Si tu n’es pas coupable, je prends ta place. Si tu es coupable, tant pis pour toi.
– C., tu m’entends ? demanda N.
– Oui, dit C. d’une voix nette.
– C’est toi qui as tué la chanteuse qui avait refusé de t’épouser, il y a vingt ans de cela ?
– Oui.
N. inspira profondément. Soulagé et joyeux, il enfila une blouse d’infirmier à son tour. L’anesthésiste et lui poussèrent C. dans le monte-charge qui devait les descendre au bloc opératoire. Pendant ce temps C. débitait un torrent d’explications et de détails sur son crime d’une voix plate et monotone. On aurait dit que sa conscience se vidait lentement, comme une citerne dont on a enlevé la bonde.
– J’espère qu’il va la fermer pendant l’opération, marmonna l’anesthésiste en verrouillant les portes du monte-charge. Il consulta la fiche opératoire sur laquelle les organes à prélever étaient mentionnés et siffla d’admiration.
– Rien que ça ! Mazette !
– Normalement, l’effet du sérum ne dure qu’une petite minute, dit N.
Effectivement C. se tut en arrivant devant la porte du bloc opératoire. L’anesthésiste y pénétra avec lui et N. sortit rejoindre Clara qui faisait les cents pas devant la clinique.
– J’ai tant redouté que tu ne reviennes pas, lui dit-elle en lui prenant la main convulsivement. Nous avons déjà commandé les armes et les munitions... Oh, N. comme j’ai eu peur ! Elle éclata en sanglots et se jeta dans ses bras. Huit heures plus tard, N. descendit dans le sous-sol de la clinique Saint François d’Assise.
– Il y a un petit nouveau, glapaouta la mère admirable alors qu’il passait devant sa porte restée ouverte.
Dans sa chambre d’un rouge sanglant, C. dormait encore. N. souleva les draps. Les jambes et les bras avaient disparu, ce qui restait du corps était enveloppé de bandes Velpeau qui cachaient d’épaisses couches de compresses. Il en sortait des tubes et des câbles électriques qui se perdaient dans la gaine souple qui traversait le plafond. La tête était, elle aussi presque totalement masquée de gazes et de compresses, seuls le nez et l’œil droit, le plus faible chez C., avaient été épargnés et restaient visibles. N. savait qu’il lui manquait aussi quatre litres de sang, une bonne partie de sa moelle épinière et une large portion de la peau de son dos et de ses fesses. Tout cela faisait partie du contrat de vente qu’il avait signé avec lui.
– Les armes sont chères aujourd’hui mon pauvre C., soupira-t-il avant de charger l’ordinateur de la chambre d’une confession où il expliquait qui il était et les raisons qui l’avaient poussé.
Il fut arrêté le jour même où se déclenchait dans la ville le charivari de la révolution.
– On te délivrera ! lui jura Clara en pleurant. Et puis on te greffera un beau pénis en état de marche et des testicules tout neufs puis on se mariera et on aura des flopées d’enfants. Le pénis de C. peut-être, s’il n’est pas déjà sur l’émir. On lui doit bien ça...
Ce même jour à l’aube, Anna apprit sur Internet la réussite de l’opération Arcadie ainsi que le déclenchement de la révolution. Les opérations militaires pouvaient maintenant commencer en suivant les plans établis. La psychochimie, pensa-t-elle en éteignant définitivement son ordinateur, est une science extraordinaire et pleine d’avenir. Puis elle appela les quelques hommes et les quelques femmes de la résidence partisans du retour de l’âge d’or et leur distribua les armes qu’un Asiatique venait de lui livrer, cachées dans des caisses supposées contenir de l’alcool. Ils devaient neutraliser les vigiles de garde dans le même temps qu’une troupe de l’extérieure mènerait l’assaut de leur casernement.
Normalement, sous l’effet de la surprise, ils ne devaient pas résister, quant aux résidants qui ne seraient pas d’accord tant pis pour eux. Elle pensa à la tête qu’allait faire ce pauvre J. en la voyant surgir avec sous son bras un pistolet-mitrailleur à contrôleur de tir électronique. Car il était de garde aujourd’hui c’était même lui qui avait laissé entrer l’Asiatique qu’il connaissait vaguement, sans ouvrir les caisses rangées dans sa camionnette. Elle se mit à rire joyeusement de la bonne farce. Au moins en raison du rôle important qu’avait joué Clara dans l’opération, il n’était pas question de le malmener. Il fallait juste le mettre hors de combat. Pour ça, elle avait un gaz imparable à sa disposition dans un minuscule vaporisateur. Pauvre J., il roulera moins les mécaniques quand il se réveillera, se dit-elle.
N. apprit, par la voix d’un petit juge irrité et surmené, et le soir même de son arrestation, qu’il retrouverait bientôt ses chers bouquins et sa pinte de bière journalière dans la prison du Sud, là où on logeait habituellement les fortes têtes. Au moment de grimper dans l’autobus qui devait, sous bonne escorte, le conduire là-bas, il se souvint de l’instant où il était sorti de la clinique et revit Clara, si belle, si sincère, si émue se jeter dans ses bras. Il ressentit dans sa chair la chaleur et le moelleux du corps de la jeune fille, exactement comme si elle était de nouveau plaquée contre lui. Il fut tout surpris d’en éprouver un plaisir intense qui résonna jusque dans son bas-ventre brusquement envahi de chaleur. Il se tourna alors vers la rue où couraient, un peu au hasard, des groupes de jeunes gens armés avec l’espoir, peut-être, de l’apercevoir.
– Vive la révolution ! hurla-t-il joyeusement et de toutes ses forces.
– Allons, allons, lui dit un garde en le poussant gentiment vers le marchepied, faites donc comme moi, attendez de voir d’abord qui va gagner.
Jean-Bernard Papi ©
FIN