Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète
La littérature est un art de combat.
– Tu me reconnais ? demanda-t-il. – Non, souffla le juge interloqué. Préviens l’hôpital s’il te plaît. – Je suis N. – Préviens l’hôpital, nom de Dieu au lieu de me faire chier avec tes devinettes ! râla le juge dans un effort prodigieux. N. attira une chaise et raconta son histoire. Il se sentait las, ce n’était pas ainsi qu’il avait imaginé leur entrevue. Le juge T. l’écoutait, l’oeil vitreux, sans comprendre. – Je t’ai apporté du foie gras des Landes, dit N, et des truffes du Périgord, des noires revenues dans du lard avec du thym et du laurier. Tiens sent ! Il ouvrit le bocal et promena les truffes sous le nez de l’obèse. L’oeil du juge s’alluma, puis s’éteignit aussitôt. Il fit un petit geste de la main comme pour dire que c’était inutile et réclama encore l’ambulance. N. sentit alors l’odeur aigrelette de sa propre sueur. C’est parce que j’ai encore peur de cet homme, pensa-t-il, même mourant, il me fait peur. C’était dérisoire et terrible. Le chien gronda comme s’il s’impatientait. – Qui à tué la petite chanteuse, chez les C. Le juge esquissa un sourire. C’était donc ça, il allait crever à cause de cette histoire à dormir debout. La plus conne de toute sa carrière. Il eut un sursaut et crispa sa main sur sa poitrine. – Mon cul, parvint-il à bafouiller avant de mourir. N. après avoir supprimé l’enregistrement vidéo de la télé interne et celui des détecteurs de son, nettoyé toutes les traces de son passage, quitta la maison. Dans le jardin, il effaça les empreintes de ses pas ainsi que celles du chien et enleva le cache sur la caméra infrarouge. À moins de faire parler le clébard, il ne risquait plus rien. Il termina sa ronde au pas de charge et de retour dans la salle de garde rangea le caviar, le foie gras (d’oies gavées aux figues), les truffes noires, le homard de Floride et tout le reste de la mangeaille dans son armoire personnelle. Avec ça, pensa-t-il, ils allaient faire une fête à tout casser le lendemain, Clara et lui. Au cours de la nuit, il passa plusieurs fois près de la maison du juge. La lumière brillait toujours dans la bibliothèque. Sur le matin, il fut à deux doigts de donner l’alerte. Mais ce n’était pas la seule maison où brillait la lumière et ce n’était pas non plus l’usage d’alarmer tout le monde parce qu’une ampoule électrique était restée allumée chez quelqu’un.
11
N. fut interrogé sans conviction par la police, guère plus longuement que ses collègues qui n’étaient pas de service. L’hypothèse d’un assassinat était proprement impensable dans une résidence comme la résidence de l’Ouest et personne n’y songea un seul instant. La mort du juge T, qui fit la une des journaux de l’après-midi et les deux tiers du journal télévisé de la première heure sur les chaînes de la télévision nationale, paraissait à tous des plus naturelles. Quand sa femme avait découvert son corps, dans la bibliothèque, le juge avait encore un morceau de nougat dans la bouche et le livre qu’il lisait était tombé à ses pieds. C’était les mémoires d’un vieux militant socialiste devenu président de la république, il y avait de ça de nombreux lustres, un classique aujourd’hui que l’on étudiait à l’école. Il avait fait abroger la loi autorisant la peine de mort, ce que le juge T. avait toujours réprouvé avec vigueur. En cela seulement il rejoignait les tenants de l’âge d’or. Le médecin légiste et le commissaire de police supposèrent que la lecture de l’ouvrage, notamment le chapitre concernant cette abrogation, avait suffi pour provoquer une forte colère et l’arrêt d’un coeur bricolé à l’extrême. Une odeur de truffe noire flottait bien dans le bureau, mais aucun policier, connaissant la gourmandise proverbiale du disparu ne trouva cela extraordinaire. Tout au plus fit observer l’un d’eux, la truffe se mariait-elle assez mal avec le nougat. Sa femme, qui jurait ne trouver le sommeil qu’avec l’aide des somnifères, n’avait rien entendu ni vu quoi que ce soit de particulier. Le commissaire, renseigné à l’occasion par le patron des vigiles de la résidence, lequel la croyait inoffensive et la supposait même un peu ramollie du cerveau, n’insista pas. Tout le monde ignorait, et la police aussi bien entendu, que cette nuit même, Anna avait longuement conféré avec les leaders de l’âge d’or sur le réseau crypté d’Internet avant d’aller se coucher, après avoir avalé deux cachets de somnifère. Il s’agissait, pour la nième fois de se répartir les fonctions et le pouvoir. Quelques jours auparavant elle avait reçu l’ordre de réviser les plans relatifs à la prise de contrôle de la résidence de l’Ouest. Un exercice qui se répétait périodiquement depuis quelque temps d’une résidence à l’autre, comme si quelque chose d’imminent se préparait. J. ne s’était pas fait prier pour l’aider. Elle lui avait donné rendez-vous dans l’un des bars luxueux du complexe de loisir, là où elle se rendait assez souvent avec ses copines et où elle était connue. Elle voulait vérifier, en particulier les caractéristiques techniques du satellite de télécommunication et de surveillance affecté à la résidence et faire le point sur les nouvelles recrues de la compagnie, leur moral et leur degré d’entraînement. Elle lui avait donc posé un tas de questions du ton de la conversation, en usager soudain inquiet pour sa sécurité. J. avait répondu de bonne grâce, soucieux de la rassurer, livrant les nouveaux codes d’accès et les clés d’autodestruction du stellite sans se méfier le moins du monde. C’était un matamore et Anna jouait avec dextérité de son besoin de faire le fanfaron devant elle. Vingt ans que le mouvement se préparait en grand secret à prendre le pouvoir, vingt ans que l’on mitonnait l’opération Arcadie, c’était le nom de code de leur révolution, d’une manière quasiment militaire. Ils n’étaient à l’origine que sept hauts dignitaires dans la confidence. Certains étaient morts depuis mais avaient transmis oralement ce qu’ils savaient à leurs successeurs. L’opération ne devait pas échouer, sinon c’était tout le mouvement, et les espérances qu’il portait, qui sombrerait définitivement et sans espoir de renaître. On enterra le juge T. avec les fastes dus à une haute personnalité et en présence d’un grand nombre de représentants du gouvernement, du barreau et de la magistrature. Les vigiles firent une escorte martiale à celui qui avait été, entre autre, un brillant président du comité de sécurité de la résidence de l’Ouest. – J’ai touché mon argent, mais il s’est beaucoup déprécié, soupira N. devant Clara, venue elle aussi pour l’enterrement. Mais elle ne comprit pas ce qu’il voulait dire. Le docteur C. accompagna tout naturellement son ami à sa dernière demeure. Dans le cimetière, alors qu’il se trouvait au premier rang des personnalités, il ne remarqua pas les coups d’oeil furtifs que lui jetait un grand vigile qui faisait partie du groupe qui présentait les armes. Ce dernier, après s’être faufilé dans la foule, l’accosta au moment où il allait remonter dans sa voiture, la cérémonie terminée. Avant qu’il n’ouvre la bouche, le docteur C. lui intima le silence d’un geste sec de la main et le toisa d’un oeil professionnel. Bien qu’il ne fut plus très jeune le vigile paraissait en pleine forme et surtout possédait une denrée rare en ces temps de nutrition industrielle, de longs membres solides et musclés. Souvent des inconnus, des donneurs potentiels toujours, l’accostaient ainsi dans la rue, poussés par une tante Suzie ou mus par un élan spontané et irrationnel. Il était connu car il passait plusieurs fois par mois sur l’une ou l’autre des chaînes de télévision en tant qu’expert pour expliquer les détails d’une découverte médicale, ou tout simplement pour se faire un peu de publicité. C. était donc habitué à ce qu’on l’aborde ainsi, et son chauffeur aussi qui patientait tout en tenant la portière de la berline ouverte. – Vous m’intéressez en effet, mon ami. Je serais preneur d’un bras, d’un poumon, d’une jambe ou deux et peut-être du sexe s’il est en rapport avec le reste. C. cligna de l’oeil vers son chauffeur qui sourit discrètement de la saillie du patron. N. qui voulait seulement se faire reconnaître de son ancien ami en resta pantois. Il bredouilla quelques mots que C. prit pour un acquiescement. – Dans ce cas venez à la clinique pour des examens préliminaires. Disons demain matin, si vous êtes libre. – Tu ne manques tout de même pas d’argent à ce point ? Lui reprocha Clara quand il lui parla de son rendez-vous. Elle le trouvait beau garçon entier mais avait de la peine à l’imaginer manchot, cul-de-jatte ou borgne. Depuis quelques jours, depuis en fait le refus de N. de participer à l’action qui se préparait, elle souhaitait prendre ses distances avec lui et oublier ce parfait grand amour si peu courageux et si décevant pour une jeune fille de sa trempe. Mais ses tentatives se traduisaient surtout par des sautes d’humeur incontrôlées qu’elle qualifiait elle-même de manigances d’adolescente. Tantôt elle le maudissait dans son fors intérieur et lui tournait délibérément le dos avec des paroles blessantes, tantôt elle recherchait sa présence et se serait même jetée dans le fleuve, pourtant peu ragoûtant, s’il le lui avait demandé. Elle avait fini par comprendre qu’elle était amoureuse. Elle se demanda alors, fugitivement, ce que ses amis et surtout ses chefs qui lui avaient fait confiance, allaient penser de cet état de fait. Ce qu’elle chassa de son esprit aussitôt ; tant pis elle n’y pouvait rien, c’était à eux de prévoir ça. Elle était une femme après tout. Comme pour la torturer plus encore, cette faiblesse tombait au plus mal, pile au moment où elle avait besoin de toute sa clairvoyance et de la totalité de ses forces pour le rush final. À sa grande surprise, N. ne s’apercevait de rien et malgré ses rebuffades ou ses élans affectueux, il se comportait avec elle toujours de la même manière, avec la même gentillesse chaleureuse et la même patiente attention. – Est-ce que tu te marierais avec moi si l’occasion se présentait ? lui avait-elle demandé ce jour-là, en prenant un ton détaché. – Pourquoi pas, lui avait-il répondu avec désinvolture. Puis il avait eu un soupir profond et son visage s’était assombri. Il faut que je t’avoue quelque chose.