Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  


                                 Mémoires des autres guerres.  
 
 

 
                           Paysage






  Pat et moi ne sommes pas là pour faire du tourisme mais pour déloger les partisans qui ralentissent l'avance de notre armée en nous disputant la ville, maison par maison. Je dis nous, mais toute la division Cochine est là, à ratisser les ruelles et à fouiller les bicoques. Au fur et à mesure que nous avançons ces diables de partisans s'en échappent comme des rats par les caves et les greniers, et vont mener leur guérilla plus loin, dans une nouvelle baraque ou une autre ruelle. Pour nous, on nous a tiré dessus depuis un haut et vaste immeuble.
   La partie du bâtiment qui nous intéresse est celle de droite, une aile interdite dans une langue indéchiffrable par un tas de panneaux cloués sur deux hauts vantaux de bois décorés de scènes que nous supposons mythologiques et que Pat ouvre d'un magistral coup de pied. Normalement, dans ce cas, pour éviter toute mauvaise surprise, nous balançons des grenades et nous arrosons la pièce au pistolet mitrailleur avant de pointer notre nez à l'intérieur. Cette fois, ce que nous apercevons nous cloue sur place et bloque nos doigts sur la détente.
  Imaginez une immense salle éclairée par de larges et hautes fenêtres, vaste comme une cathédrale espagnole, encombrée de piliers qui se perdent dans les voûtes obscures du plafond. Imaginez ensuite, couvrant le sol d'un bout à l'autre des murs, un modèle réduit de paysage typique de ce pays, un bout de petite plaine entourée de buttes en pentes douces. Imaginez tout de suite devant vous, une ferme avec granges, étable et maison d'habitation de la taille d'une niche à chien. Un peu plus loin, bordant un pré d'herbe grasse qui pourrait vous servir de paillasson, coule un ruisseau, large comme un caniveau de chez nous, semé de cailloux minuscules. Un peu partout se dressent des arbres, pas plus hauts que des balais.
   Les champs de vraie terre sont labourés de petits sillons comme ceux que l'on fait pour semer des radis et traversés de chemins guère plus larges que ma botte avec des haies de la taille d'un géranium en pot. Pat et moi avons l'air de géants éberlués, cherchant notre chemin entre des noisetiers que nous enjambons comme de simples choux et les branches d'un couple de chênes qui accrochent le barda que nous portons à la ceinture et sur le dos. Des géants maladroits qui écrasent  du pied par mégarde une brouette de foin de la taille d'un kilo de sucre, puis traversent en deux pas un pont de quatre arches, solide ma foi, pour cueillir dans un verger des pêches douces et juteuses de la taille d'une cerise.  
   Mais le plus étonnant dans ce paysage pour studio de cinéma, ce sont les hommes, hauts d'un demi-mètre, immobiles et disséminés de-ci, de-là. Ils semblent fait de cire ou de plastique et sont, en tous cas, d'un naturel extraordinaire. Ils sont vêtus des costumes traditionnels du pays, gilets brodés garnis de rubans multicolores et chapeaux pointus de feutre. Je dis les hommes, mais il y a aussi des femmes engoncées dans des jupes courtes gonflées par sept ou huit jupons. Toutes ces poupées sont figées dans l'attitude des travaux champêtres et tiennent soit des râteaux, soit des houes, des pioches ou des paniers. Il y a même une vache, à demi entrée dans son étable. Tout cela d'un réalisme si criant que l'on ressent une sorte de paix bucolique fortifiée encore par le chuchotis du ruisseau et l'odeur des pêches. C'est vrai que l'on finirait par se croire dans une bonne vieille campagne de chez nous.
   - On dirait ces conneries de nains de jardin semés au milieu d'une forêt de bonzaïs, ricane Pat.
  Il faut nous secouer car au fur et à mesure que nous avançons, il nous semble percevoir comme de légers bruits, comme des froissements imperceptibles dans notre dos. Nous nous sommes retournés plusieurs fois, sans rien trouver d'anormal. Par contre, il me semble que les personnages changent de place. Pat me désigne du menton une sorte de berger, avec un manteau gris et un bâton en forme de crosse d'évêque.
   - Il était près du pont, le voilà dans le champ, à notre gauche.
  D'une petite colline, en partie cachée par une demi-douzaine de gros piliers et couverte d'une forêt de mélèzes et de jeunes sapins guère plus hauts que des poireaux, j'ai l'impression désagréable qu'on nous épie. Je lâche une série de rafales qui cisaillent les troncs comme de vulgaires brindilles. Pat qui est allé voir me dit qu'il n'y a rien, qu'un mur épais contre lequel s'appuie la colline.
   La mise en scène est parfaite. Une brise, produite sans doute par des ventilateurs agite par à-coups les arbres autour de nous et un jappement s'échappe soudain d'un haut-parleur caché quelque part. N'empêche, ou alors nous avons la berlue, mais plusieurs des petits personnages, hommes et femmes, se sont déplacés au point de presque nous encercler. Pat suppose qu'ils sont fixés sur des rails et qu'une machinerie les déplace régulièrement pour animer le paysage. Il m'assure avoir déjà vu ça, en beaucoup plus petit, dans son bled autour de circuits de trains électriques. Je présume qu'il doit avoir raison, bien que je ne distingue aucune sorte de rail. En tout cas, j'ai hâte maintenant de quitter cet endroit. Les partisans qui nous ont canardés doivent être loin à présent. Deux fenêtres sont restées ouvertes. C'est d'ici qu'ils tiraient et deux fusils à répétition sont encore posés sur la tablette d'appui. Nous retirons nos casques pour nous éponger le visage car nous suons à grosses gouttes. Il fait chaud ici, comme en plein été.
   Au pas de course nous gagnons une porte haute et épaisse, semblable à celle que nous avons franchi pour entrer. Pat paraît soulagé d'être parvenu sans mal jusque là. Moi aussi. Ce paysage en réduction est irrationnel et menaçant sans que l'on parvienne à savoir pourquoi. Trop près de la réalité je suppose. L'oeuvre d'un jardinier ou d'un sculpteur en délire. Un docteur Frankenstein de la nature. Et pour prouver quoi finalement aux yeux du monde ? La pérennité de la patrie dans ses paysages, la permanence de son folklore et de ses traditions ? Foutaise, rien dans l'ouvrage des hommes n'est éternel. Pat qui a lu dans mes pensées, décroche de sa ceinture les grenades au phosphore.
    Dans la rue tout est calme. Avant de nous éloigner du bâtiment où ronfle et craque l'incendie, un panneau
sur sa façade en plusieurs langues destiné aux touristes attire mon regard. Je le montre à Pat. "Case de la Liliputià" lit-il. Maison des Lilliputiens...

Jean-Bernard Papi ©
(L'une des trois nouvelles, avec le Général des mouches et le Réglement, qui furent lauréates du concours de Nouvelle de Saint Quentin en 1993, trois jours de fête)

à suivre,