Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète
La littérature est un art de combat.
Mémoires des autres guerres.
Raimond.
L'écran de télévision nous avait emmenés en Tchétchénie et on s'y battait, bon sang, faut voir comme ! On nous montrait une rue défoncée par les obus, des maisons sans toiture, des fenêtres éventrées et au premier plan un gros général ventru avec sa chapka enfoncée jusqu'aux oreilles. Ce gros général expliquait en tchétchène que la guerre qu'il menait était une bonne guerre qui profiterait bien au peuple et qu'il y avait tout lieu de s'en réjouir. Mais de ce général je m'en fichais comme de ma première chemise, car derrière lui, à bonne distance et près d'un camion, j'avais reconnu Raimond sale comme un bouc et pas rasé de huit jours. Raimond en Tchétchénie ? Il y avait de quoi rigoler ! Justement il rigolait Raimond en montrant ses chicots. Lui aussi, comme son général, avait une chapka enfoncée jusqu'aux yeux, une vareuse crasseuse boutonnée sous le menton et de grosses bottes fourrées avec lesquelles il pataugeait dans la boue de Grozny. Il tenait aussi une Kalachnikov M8 et un gros poignard Customs était passé dans sa ceinture. Sacré Raimond, en Tchétchénie à faire le mercenaire ! Pas croyable ! Je téléphonai à sa mère. - J'ai vu Raimond à la télé, sur la Une - Ouais ! - C'est tout ce que ça vous fait de le savoir là-bas ? - Ouais ! C'est tout ! Pas causante la vieille. Elle se méfiait de moi faut croire. On s'était engagés dans les paras ensemble Raimond et moi, elle n'avait pas aimé. Au bout de quinze ans on avait quitté l'armée. Nous n'étions pas parvenus à grimper plus haut que caporal. Quinze ans dans le même magasin à distribuer des godasses et des bérets aux conscrits. Puis on s'était quittés, j'étais retourné dans mon bled et il était resté sur place, dans la garnison. Il connaissait du monde dans le quartier Ouest, près du port et pensait s'embaucher comme matelot. Et aujourd'hui il est en Tchétchénie ! Sacré Raimond ! Pas croyable ! Une semaine plus tard, sur la Une, le Sentier Lumineux en la personne du Commandant Marcos, maigre comme une blatte, le chapeau de brousse rabattu sur les yeux et un foulard rouge sur le bas du visage, interviewé dans une forêt de bananiers. Il racontait qu'il se battait pour le peuple mais qu'il était obligé de temps en temps de brûler quelques villages, au nom du peuple. Et derrière lui, à moitié caché par un bananier, hilare et pas rasé de huit jours, toujours aussi édenté et crado, mon Raimond, le chapeau de brousse enfoncé jusqu'aux yeux, les épaules sous un poncho et la kalach à la main. Je téléphone à sa mère. - Vous avez vu, Raimond, en Amérique du Sud ? - Ouais ! - Ça n'a pas l'air de vous réjouir ? - Non! - Bon et ben bonsoir madame. Pas plus causante que la dernière fois, la vioque. Bon, passe une semaine ou deux et en Afrique, derrière un gros négro à lunette qui massacrait les siens pour leur bonheur, qu'est-ce que je vois ? Vous avez deviné, mon Raimond, bronzé outrageusement et pas rasé, emballé dans un boubou crasseux et la kalachnikov à l'épaule. Je téléphone à sa mère. - Vous avez vu Raimond, sur la Une ? - Ouais ! - En Afrique, non ? Au Nigeria me semble même ? - Ouais mon gars, au Nigeria mais tu ne vas pas me faire chier à chaque fois que tu verras Raimond à la télé, dit donc, j'espère ? - Pourquoi ça ? je bégaye. - Parce que le Raimond il a trouvé un boulot pépère mais confidentiel et que toi, avec ta connerie et ta grande gueule, tu vas tout foutre par terre. Acerbe et pas discoureuse la vieille ; elle n'a rien voulu me dire de plus. Une semaine plus tard, Raimond en tenue de combat vert-pomme est assis sur un tronc d'arbre abattu, piochant des doigts dans un bol de riz derrière une petite bande de Khmers rouges, pas rasé, sa kalachnikov entre les jambes, avec des tongs oranges aux pieds. Zut je me dis, faut que je sache. J'ai téléphoné à la Une. Ils m'ont tout de suite embauché quand ils ont su que j'étais un copain de Raimond. C'est un boulot qui a de l'avenir, m'a dit le gars qui m'a fait signer mon contrat. Les frais de déplacements c'est ce qui coûte le plus cher... Maintenant, j'ai moi aussi ma Kalachnikov et mon poignard Customs. Toutes les semaines ou presque on participe à une interview pour la Une. Comme figurants. Quand c'est dans la boîte, Raimond et moi nous rendons nos costumes, notre fusil mitrailleur et notre poignard et nous quittons les Buttes-Chaumont. Pour nous remettre les idées en place, avec les cadreurs et les preneurs de sons, on se retrouve dans le bistrot de la mère Mainard à deux pas pour boire un verre et manger le steak-frites maison aux frais de la télé. Mercenaire sur la Une c'est le top, c'est moi qui vous le dis !