Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
                   Mémoires des autres guerres.            
                                             
 

          

                  Les tambours de guerre.


     (Extrait du journal du colonel Moreau de Vitry,
         mort à Dien Bien Phu)
 


     

   "Durant la dernière guerre, en 1944, je commandais une compagnie de Sénégalais. Le hasard, la malchance plutôt, avait voulu que nous nous soyons un peu trop avancés par rapport à notre ordre de marche et que nous soyons venus buter sur l'avant-garde de la division Hindenburg qui remontait vers l'Est. Par bonheur, nous nous en étions rendu compte à temps et, par miracle, l'ennemi ne nous avait pas repérés.
 Les Allemands s'étaient arrêtés au bord de la route, leurs camions et leurs autos-mitrailleuses alignés impeccablement, prêts à repartir. La nuit était tombée. Les hommes dormaient dans l'herbe, sans même avoir allumé de feu. Trop fatigués. Seules les sentinelles ennemies, l'arme à la bretelle, allaient et venaient d'un camion à l'autre et on les voyait surgir dans la lune blanche du mois d'août, éclairés de profil comme par un pâle projecteur.
   Ma compagnie de reconnaissance s'était éparpillée dans les bois de Willerwald, des châtaigniers  et des chênes qui longeaient la route à cet endroit. Nous devions être à peu près à trois ou quatre cents mètres de l'ennemi, peut-être un peu plus mais guère. Empêchés de nous frayer un passage à travers bois par une abrupte falaise sur notre droite ou reprendre la route à gauche au risque de se faire tout de suite repérer par l'ennemi, je ne savais que faire pour nous tirer de ce guêpier. Combien étaient-ils en face ? Cinq-cent ? Plus ? Nous étions une centaine à peine. Derrière eux suivait l'une de leurs divisions à une journée de marche, 
deux régiments d'infanterie appuyés par une centaine de panzers et de l'artillerie ; plus de dix-mille hommes qui allaient débouler dans peu de temps et nous encercler. Loin encore, trop loin pour parvenir à nous sauver, la brigade française de Monsabert.
   Mon lieutenant-adjoint et moi, étions les seuls blancs de la troupe. Dire que nous commandions nos Sénégalais serait excessif. Nous donnions nos directives à leur adjudant, un noir immense et sec, tatoué de balafres profondes du front au menton, un noble dans son pays, un descendant N'Diaye m'avait-il dit. Ce dernier réunissait alors ses sous-officiers pour traduire les ordres en ouolof. Il commandait à sa manière, selon un protocole de palabres compliquées incompréhensibles à notre entendement d'européens, respectant les ordres plus ou moins dans l'esprit mais jamais dans la lettre.
   Cette nuit-là notre adjudant nous observait à la dérobée, assis à l'écart en compagnie de quelques gars tandis que mon adjoint et moi, essayions d'établir un plan cohérent pour sortir tout le monde de ce merdier. Mais nous avions beau tourner nos hypothèses dans tous les sens, éplucher la carte à nous en faire venir les larmes aux yeux, à moins de devenir invisibles nous ne pouvions nous en tirer indemne. Il ne nous restait qu'à profiter du sommeil de l'ennemi pour l'attaquer et ouvrir une brèche par où nous enfuir. J'appelais l'adjudant.
   - Nous allons les attaquer, dis-je.
   - Il y aura des morts, patron.
   - Beaucoup, oui. Mais nous allons les attaquer par surprise.
    - Il y aura quand même des morts...
   Il était presque trois heures du matin. L'instant était favorable. L'adjudant partit donc réveiller ses gars. Il y eut un bref débat. Assis sur leurs talons, en rond, la plupart d'entre eux hochaient la tête d'un air de doute. Ils savaient que les chances de passer de l'autre côté de la route, sans se battre, étaient voisines de zéro mais que, si l'on se battait, bien peu pourraient le raconter à leurs descendants. Que se sont-ils dit à ce moment-là ? Je l'ignore.
   En tout cas, au lieu de se saisir de leurs armes ils se sont dirigés vers nos camions planqués en retrait, sous les arbres. Ils sont montés dans les véhicules pour fouiller dans l'invraisemblable barda qui les accompagnait partout. Ils en ressortirent muni de ce tambour volumineux qui ne les quittait jamais et qui faisait leur bonheur pendant les heures de repos. Que venaient foutre ces tam-tam dans notre guet-apens ?
   Je n'eus pas le loisir de les interroger. Un formidable grondement de tambour enfla comme une gigantesque bulle. Ces idiots au lieu de se faufiler en silence dans la nuit pour attaquer l'ennemi, se mettaient à jouer du tambour ! Ne sachant où cela allait nous mener, dans l'incertitude nous avions sorti nos pistolets et il était moins cinq que nous les braquions sur eux.
  Ils s'étaient placés en arc de cercle, face à l'ennemi, assis à croupetons ou debout, le tambour entre les cuisses. Tous étaient torse nu et en caleçon. Certains avaient gardé sur les épaules la couverture dont ils s'enveloppent la nuit pour dormir ou pour monter la garde, mais beaucoup l'avaient rejetée sur le sol pour être plus à l'aise. Au milieu de l'arc de cercle l'adjudant sur son propre tambour menait une cadence effrénée au point que les yeux lui en sortaient presque de la tête. Jamais, à mon souvenir, il n'avait frappé avec autant de brutalité et si vite. C'était comme si des milliers d'éléphants piétinaient la forêt. Un raz-de-marée de sons. Le sol vibrait, grondait, comme prêt à se fendre.
  Les Allemands s'étaient réveillés et tendaient l'oreille, inquiets et étourdis. Les chevaliers Teutoniques sur leurs énormes chevaux, Odin et les dieux germaniques, toute une armée en folie s'apprêtait à fondre sur eux, à surgir entre les châtaigniers gigantesques d'une forêt devenue ensorcelée. Sans doute crurent-ils, plus raisonnablement, que nous étions des milliers à taper comme ça. Sans doute étaient-ils encore dans les brouillards du sommeil et croyaient-ils rêver ? Peut-être aussi, malgré leur expérience du désert d'Afrique, du front russe ou des embuscades du Moyen-orient, crurent-ils en une arme nouvelle ? Peut-être en avaient-ils marre de se battre, tout simplement ? En tout cas la panique s'empara de quelques-uns qui commencèrent à mettre leurs véhicules en route.
   Alors les tambours redoublèrent de violence, grondèrent de plus en plus fort, projetant vers eux des images de carnage et de sang. Mes Noirs ruisselaient de sueur tandis qu'ils frappaient sur les peaux devenues chaudes. Leurs yeux injectés de sang contemplaient une savane lointaine où des combats farouches et sans pitié se déroulaient. Sous leurs yeux, des membres se déchiraient sous le coupant des haches, les coutelas ouvraient les ventres, les crânes éclataient sous les coups des massues. Images des terribles batailles ancestrales entre tribus, Toucouleur, Mandingue, Serer contre Wolof et tant d'autres glorieuses boucheries. Ils piétinaient en rêve une boue de sable et de sang frais dont l'odeur s'élevait vers leurs narines comme une vapeur hallucinogène.
   Je voyais et sentais tout cela moi aussi et le lieutenant voyait lui aussi ces corps à corps terribles où les hommes étripaient leurs ennemis ou leur arrachaient le coeur. Les Allemands le voyaient également, aussi précisément qu'un film projeté devant eux. Nous vivions leur épopée et je sentais qu'il me suffirait de bien peu pour me rendre invincible. En tout cas rien désormais ne pouvait me faire reculer. J'eus même l'impression que mes muscles et même mes testicules devenaient durs comme le diamant. Je m'apprêtais à hurler "A mort, à l'assaut !" quand l'adjudant, qui avait cessé de tambouriner, me secoua. Les Allemands s'enfuyaient. C'est comme ça que nous nous en sommes sortis."
   Quand j'ai raconté ça à Monsabert, il a rigolé. Puis sérieusement : Des primitifs, hein ? On croit que c'est des primitifs, mais ces gars-là en savent dix fois plus que nous sur la manière de se battre et de s'égorger. Ils se marrent quand ils nous voient monter nos petites opérations militaires avec chars, mitrailleuses et canons. Eux, c'est aux forces de l'enfer qu'ils font appel... 
   Boismorand, l'adjoint de Monsabert me tira à l'écart après que ce dernier soit sorti.
  - Le vieux se fout de toi mon pauvre Moreau. Nous avons intercepté un message en clair qui ordonnait à tes Allemands de foncer, toutes affaires cessantes, au secours de la ligne Siegfried qui commençait à céder devant Bradley. Il ne faut pas lui en vouloir mais il adore mettre les autres en boîte. Mais un conseil tout de même, la prochaine fois tenez-vous peinards, toi et tes gars avec leurs tambours, vous n'aurez peut être pas la même chance.

Jean-Bernard Papi ©
                                                        
 à suivre :