– Ah ! Fortune comme ta roue a tourné de façon cruelle ! gémit-il à voix basse et rauque. Tout s’est inversé, j’étais au sommet, je suis tout en bas, j’étais heureux, me voici malchanceux. Fortune, tu pleures sur mon sort mais avant tu me souriais. Malheur ! Pourquoi se fier à elle quand elle vous abandonne si vite. À cause d’elle je suis tombé du sommet dans le gouffre le plus bas. Fortune, en te moquant de moi tu t’es mal conduite ! Mais que t’importe, rien ne compte pour toi, quoi qu’il arrive. Ah ! Sainte-Croix, ah ! Saint–Esprit ! Voici ma destruction, ma perte, mon anéantissement. Gauvain, vous de si grand mérite et de vaillance sans égale, je m’étonne que vous ne m’ayez pas porté secours ? Vous tardez trop, vraiment, c’est un manque de politesse. Vous qui m’aimiez tant, vous auriez pu me venir en aide. De ce côté de la mer comme de l’autre, dans les lieux écartés comme les plus secrets, partout moi je vous aurais cherché. Je le dis sans hésiter, durant sept années, voire dix avant de vous trouver, si je vous savais en prison…
Mais à quoi bon ces remontrances ? Je ne compte pas assez à vos yeux pour que vous preniez tant de peine. Comme dit justement le proverbe « On a du mal à trouver un ami mais le mettre à l’épreuve est facile, c’est dans le besoin qu’on le reconnaît. » Hélas ! Cela fait plus d’un an que je suis captif dans cette tour. C’est une faute Gauvain de m’abandonner ! Mais vous n’en savez peut-être rien, c’est la raison de votre absence et je vous blâme peut-être à tort, j’en conviens. Quelle injure et quelle injustice de l’avoir cru ! Je suis persuadé que rien sous la voûte du ciel ne vous eût empêché de venir me sortir de là si vous l’aviez su. C’était votre devoir en tant que compagnon, pour notre amitié, autrement je n’en parlerais pas. Mais c’est dérisoire ! Et cela n’arrivera pas ! Ah ! Puisse-t-il être maudit de Dieu et de saint Sylvestre et anéanti, celui qui m’enferma ignominieusement. De ceux qui vivent c’est le pire, Méléagant l’envieux qui m’a endolori autant qu’il le pouvait. !
Lancelot se calme à cet instant. La jeune fille tout en bas l’a entendu, il n’y a plus de temps à perdre, elle touche au but et elle l’appelle.
– Lancelot ! crie-t-elle de toutes ses forces, vous qui êtes là-haut parlez-moi, je suis votre amie.
Mais lui, dans la tour n’entend rien. Et elle crie de plus en plus fort. Finalement, malgré sa faiblesse il croit l’entendre et s’étonne. Qui peut l’appeler ? Il entend la voix mais à qui appartient-elle ? Naturellement il l’ignore. Il se croit le jouet d’une illusion. Il regarde autour de lui, mais dans cette tour il est bien seul.
– Mon Dieu, s’exclame-t-il, qu’est-ce que j’entends ? Quelqu’un parle et je ne vois personne ! C’est invraisemblable. Pourtant je ne dors pas et mes yeux sont grands ouverts, si cela m’arrivait en songe je pourrais croire à une tromperie, mais je suis éveillé et cela m’inquiète.
Non sans peine il se lève et se dirige à petits pas, très lentement vers l’étroite ouverture. Il s’y appuie cherchant la bonne position. Quand il jette un regard dehors, comme il peut, il voit celle qui a crié. Qui est-elle ? Mais au moins il la voit. Elle l’a reconnu aussitôt.
– Lancelot, je me suis lancée de loin à votre recherche et j’ai enfin touché au but, Dieu merci je vous ai trouvé ! C’est moi qui vous ai demandé ce don quand vous alliez vers le Pont de l’Épée et sans hésiter vous me l’avez volontiers accordé. C’était la tête de ce chevalier que je haïssais et que vous avez tranchée après l’avoir vaincu. Pour ce don, pour ce service que vous m’avez rendu je me suis mise d’en l’obligation de vous sortir d’ici.
– Grand merci mademoiselle, répond le prisonnier, je serai largement récompensé de vous avoir rendu ce service si je suis sorti de là. Si vous y parvenez je vous fais la promesse ferme, au nom de l’apôtre Paul, de vous rester à jamais tout acquis et, devant Dieu, il ne se passera pas de jour que je ne fasse tout ce qu’il vous plaira de me commander sans qu’aussitôt vous ne l’obteniez, dès lors que ça ne dépend que de moi.
– Ami, lui crie la jeune fille n’ayez crainte, vous sortirez de cette prison et recouvrez votre liberté aujourd’hui même. Pour vous reposer vous ferez un long séjour à votre convenance et il n’y a pas de choses qui vous plaisent que vous n’obteniez selon vos désirs. Ne soyez plus inquiet mais d’abord il me faut trouver un outils quelconque dans les parages pour que vous puissiez agrandir ce trou jusqu’à ce que vous puissiez passer.
– Que Dieu vous accorde de le trouver. J’ai avec moi de la corde en quantité que cette engeance m’a donné pour que je hisse mes repas, un pain d’orge très dur et de l’eau trouble qui me donne des nausées.
Au bout d’un temps de recherche la fille de Bademagu découvre un pic bien taillé aigu et solide qu’elle lui fait parvenir et le voici qui frappe et qui martèle et qui creuse à force de coups. Épuisé par ses efforts il sort enfin dès que c’est assez large. Quel soulagement pour lui de se voir tiré de prison et de s’échapper de ce lieu où il fut si longtemps gardé au secret. Le voici en abondance d’air pur ! Soyez certain que pour tout l’or du monde mis en tas pour lui, il ne retournerait pas en arrière.
à suivre,