Après vêpres, vers les six heures de l’après-midi, on sépare les chevaliers afin de désigner ceux qui ont combattu au mieux. Le fils du roi d’Irlande pense que lui revient la gloire du tournoi, mais il se trompe car nombre de chevaliers l’ont égalé. Et le chevalier rouge lui-même a séduit et fait rêver jusqu’aux plus belles et gracieuses dames et demoiselles. On a particulièrement remarqué son courage et sa hardiesse avant qu’il ne se transforme en peureux, si bien que le pire des chevaliers l’aurait, s’il l’avait voulu, désarçonné et fait prisonnier. Là-dessus tout le monde décide de revenir le lendemain pour continuer le tournoi et dans le même temps découvrir, parmi les meilleurs de la journée, les futurs époux des demoiselles, car c’est bien pour cela qu’a été organisé ce tournoi. Chacun regagne donc son logis et une fois installé, il se trouve un peu partout des gens pour se demander où est passé le plus mauvais des chevaliers, ce bon à rien. Où est-il allé se cacher ? Où le trouvera-t-on et où le chercher ? Peut–être ne reviendra-t-il pas car sa couardise a eu raison de lui en lui pesant sur les bras ?
Mais a-t-il tort ? C’est cent mille fois plus facile d’être un lâche plutôt que d’être un preux, un valeureux guerrier. Le lâche a la vie facile et vit dans la paix. Les Prouesses, en vérité, ne sont pas sottes au point de vivre avec lui, dans son logis comme à sa table. Il est d’abord l’hôte de la Lâcheté à qui il fait ses dévotions, lui qui, pour honorer cette lâcheté se déshonore lui même. C’est ainsi que les médisants passent la nuit à se moquer, mais souvent celui qui passe son temps à médire d’autrui est pire que celui qu’il blâme et qu’il méprise. Bref, chacun en dit ce qu’il lui plaît. Au point du jour chacun est fin prêt et tous s’en retournent au tournoi. Revoici la reine dans la tribune, accompagnée des dames et des jeunes filles ainsi que de nombreux chevaliers maintenant sans leurs armes. La veille ils ont été faits prisonniers ou s’apprêtent à partir en croisade ou en pèlerinage. Ils commentent les armoiries de ceux qu’ils estiment le mieux.
– Là, voyez-vous s’interpellent-ils, ce chevalier avec l’écu barré d’une bande d’or ? C’est Governal de Roberdic, et celui qui sur son écu arbore côte à côte une aigle et un dragon ? C’est le fils du roi d’Aragon venu pour conquérir estime et gloire. Et son voisin, avec l’écu parti de sinople à un léopard sur le vert et d’azur sur l’autre moitié, le voyez-vous celui qui part au galop et joute si bien ? C’est Ignauré le désiré et l’amoureux, celui qui plaît tant aux dames. Et cet autre qui sur l’écu porte deux faisans bec à bec, c’est Coguillant de Mautirec et à côté, ces deux–là aux écus d’or aux lions gris brun, montés sur leurs chevaux gris pommelé, l’un a pour nom Sémiramis, l’autre est son compagnon, ils ont les mêmes armoiries. Remarquez-vous celui qui meuble son écu d’une porte peinte d’où l’on croit voir sortir un cerf, ma parole c’est le roi d’Yder ! Ils détaillent ainsi ce qu’ils voient du haut de la tribune.
– Cet écu fut fait à Limoges d’où Pilade l’a ramené. Il n’a que le combat en tête, c’est là son plus cher désir.
– Cet autre provient de Toulouse, la martingale et le filet aussi, c’est Keu d’Estraus qui les rapporta.
– Cet écu-là vient de Lyon sur le Rhône. Il n’y en a pas de meilleurs, Taulas de la Déserte l’a reçu pour ses mérites et il sait s’en servir pour se protéger.
– En voici un autre, anglais, fabriqué à Londres, on y voit deux hirondelles prêtes à l’envol offertes aux coups des aciers poitevins, c’est celui du jeune Thoas.
Ils décrivent minutieusement les armoiries de ceux qu’ils connaissent mais n’aperçoivent pas la moindre trace du chevalier qu’ils avaient tant méprisé la veille. Il s’est sauvé, supposent-ils. La reine ne le voyant pas dans la mêlée décide d’envoyer la messagère d’hier pour le chercher dans les rangs et le trouver. Elle l’appelle.
– Montez sur votre palefroi mademoiselle, lui ordonne-t-elle, pour trouver sans retard le chevalier d’hier et dites lui : « Qu’il fasse au plus mal » ensuite écoutez bien sa réponse.
La demoiselle ne s’attarde pas. Elle avait bien noté la veille de quel côté il partirait car elle avait la certitude qu’on l’enverrait de nouveau vers lui. Elle se glisse à travers les rangs et trouve enfin le chevalier. Elle lui chuchote que la reine lui demande de faire au pis s’il veut conserver ses bonnes grâces.
Il lui répond : « Qu’elle en soit remerciée ! » Et elle repart tandis que des huées s’élèvent chez les hommes de troupe, les écuyers, les jeunes gens qui s’écrient : « Merveille ! Voila l’homme aux armes vermeilles ! Le voici de retour mais pourquoi faire ? Il n’y a pas d’individu plus vil, déchu et méprisable. Il est lâche et ne peut surmonter sa lâcheté ! » La demoiselle retourne auprès de la reine qui ne lui laisse aucun répit avant d’entendre la réponse du chevalier. Une réponse qui lui réjouit le cœur car elle est sûre maintenant que c’est lui, celui à qui elle appartient et qui lui appartient entièrement. De nouveau elle demande à la jeune fille de repartir et dire au chevalier qu’il fasse « du mieux qu’il peut », que c’est une prière et un ordre. La jeune fille quitte les loges, rejoint son valet qui lui tenait son cheval, se met en selle et file vers le chevalier.
– Mon seigneur, lui dit-elle, ma dame vous demande cette fois de faire au mieux que vous pourrez.
– Dites-lui que rien ne m’est pénible, si c’est son bon plaisir. Sa volonté guide mon contentement.
Elle n’est pas longue à revenir, se doutant bien que cette réponse ferait le bonheur de la reine, elle va donc tout droit vers les tribunes. La reine se lève pour venir à sa rencontre sans pour autant descendre jusqu’en bas. La messagère rapidement gravit les marches.
– Je n’ai jamais vu madame, déclare-t-elle, un chevalier d’aussi grand cœur. Son désir de faire tout ce que vous lui commandez est si absolu qu’il reçoit du même visage ce qu’il en est du bien comme du mal.
– Ma foi, sourit la reine, c’est bien possible !
Elle revient s’asseoir pour regarder les chevaliers. Lancelot, brûlant de laisser éclater sa bravoure ne peut plus attendre, il cramponne son écu par ses lanières puis guidant son cheval, il se lance entre deux rangs. Ceux à qui il a donné le change la veille et qui se sont gaussés de lui une partie du jour et de la nuit, sont stupéfaits. Il ne les a que trop longtemps amusés. Tenant son écu par les poignées et venant d’en face, le fils du roi d’Irlande s’est lancé au grand galop contre lui. Leur heurt est tel que l’envie de continuer la joute est maintenant passée pour le fils du roi d’Irlande. Sa lance s’est brisée sur l’écu de Lancelot constitué de lattes d’un bois dur et sec, et non de tendre mousse. Dans cet affrontement Lancelot lui montre un coup de maître, il lui plaque son écu contre le bras, pousse le bras contre le côté et le projette à terre. Des chevaliers des deux camps partent alors en flèche, à coups d’éperons, les uns pour le sortir de ce mauvais pas, les autres pour s’y opposer. Ceux qui comptent aider leur seigneur le fils du roi d’Irlande, la plupart, une fois dans la mêlée, vident les étriers.
Gauvain, qui n’a pas pris part aux combats bien qu’il soit présent dans la lice, prend un vif plaisir à voir les prouesses du chevalier aux armoiries rouges qui surpassent et rabaissent celles des autres. Le héraut d’arme s’en trouve ragaillardi et tout le monde l’entend de nouveau crier : « Voici celui qui en prendra la mesure ! Vous allez voir ce qu’il va faire ! Aujourd’hui éclatera sa gloire ! » Lancelot, courant à l’attaque, dirige son cheval vers un adversaire élégamment vêtu et lui porte un coup si fort qu’il l’envoie valdinguer de son cheval à cent pieds, peut-être plus. Comme avec la lance, il se montre si brave à l’épée que les spectateurs sont à la fête en le voyant, même parmi les combattants et plus d’un y prend un vif plaisir car c’est un régal de le voir renverser chevaux et cavaliers. Quand vient le choc très peu demeurent ensuite en selle, il distribue les chevaux qu’il gagne à qui les veut.
– C’est notre mort et notre honte ! s’écrient les railleurs de la veille. Nous avons eu le plus grand tort de le dénigrer et de l’humilier, il en vaut à lui seul au moins mille de ceux que l’on voit sur ce champ de bataille. Il a vaincu et surpassé tous les chevalier de ce monde et aucun ne peut se comparer à lui !
De leur côté, les demoiselles, tout en ouvrant des yeux émerveillés, disent qu’il leur enlève tout espoir de mariage. Elles n’osent plus se fier à leur beauté, à leur richesse ou aux privilèges de leur naissance afin qu’il daigne épouser l’une d’elles, car c’est un chevalier de trop haute valeur. Cependant elles ont presque toutes formées un vœu : Sans mariage avec lui, pas de mariage dans l’année et pas d’autre mari d’ici là !
Lorsqu’elle entend de quels espoirs elles se bercent, la reine en elle-même s’en amuse. Se verrait-il offrir là, devant lui, tout l’or de l’Arabie, elle sait qu’il n’en prendrait pas pour autant la meilleure, la plus belle ou la plus gracieuse parmi celles qui n’ont d’yeux que pour lui. Elles n’ont qu’un désir c’est de l’avoir chacune à soi et elles se jalousent comme s’il était déjà leur époux. N’est-il pas d’une telle adresse qu’elles sont d’avis, tant il leur plait, que personne ne saurait faire autant de conquêtes guerrières que lui.
Au moment de se séparer, les deux camps sont tombés d’accord pour dire que le chevalier à l’écu vermeil avait été sans pareil. Mais Lancelot ne souhaite pas être reconnu, il laisse tomber son écu, sa lance et le caparaçon du cheval là ou la foule est la plus dense. Puis il s’éloigne à vive allure. Il a si bien caché son départ que personne dans l’assemblée ne s’en est rendu compte. Il va droit vers le logis d’où il est parti afin de s’acquitter de son serment. Tous le cherchent et le réclament. Que de consternation et d’émotion parmi les chevaliers qui auraient aimé le fêter. S’ils sont contrariés d’avoir été ainsi abandonné, les demoiselles le sont plus encore. En apprenant son départ, elles jurent de nouveau et par saint Jean, que faute d’avoir celui qu’elles veulent, elles ne se marieront pas de l’année. Ainsi le tournoi se termine sans qu’aucune jeune fille n’ait choisi d’époux.