Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète
La littérature est un art de combat.
Tout deux vont dans la salle en se donnant la main, mais il s’en serait bien passé et il l’accompagne sans enthousiasme. Un lit a été installé au milieu de la salle, les draps sont comme neufs, blancs, amples et fins. La paillasse n’est pas garnie de menue paille et les couvertures sont douces au toucher, on a étendu sur le lit un couvre lit de double brocarts. La demoiselle se couche mais sans enlever sa chemise. Lui, non sans hésitation, enlève ses chausses afin de se mettre nu, il ressent alors une poussée d’angoisse, mais la parole donnée à raison de sa résistance. Cependant personne ne l’oblige à s’exécuter ! Hélas ! C’est tout comme. Il est en effet obligé de lui faire l’amour en raison la parole donnée. Sans se hâter, il s’étend près d’elle mais sans enlever sa chemise lui aussi. Il prend bien garde de ne pas la toucher, il préfère même s’en écarter, couché sur le dos, sans piper mot tel un frère convers à qui la règle interdit de parler. Il a le regard fixe, et ne détourne les yeux ni vers elle ni autrement. Il se sent incapable de plus d’amabilité. Mais pourquoi ? Il n’a pas le cœur à ça, voilà pourquoi ! Elle est belle pourtant et pleine d’attraits mais ce qui est désirable à la plupart ne l’est pas pour lui. Le chevalier n’a qu’un cœur qu’il a donné entièrement à une autre, il ne peut tomber amoureux d’une tierce personne. Ainsi que le veulent les règles de l’Amour, un cœur ne peut se fixer qu’en un seul lieu. Du moins dans le cas de ceux que l’amour a choisi de toucher. Et celui-là doit être fier de se plier à ces règles. Il faut dire que l’amour du chevalier est si total et si pur qu’il ne peut qu’en être fier et on ne peut le blâmer de se détourner de tout ce qui n’est pas cette passion. La jeune femme comprend et voit bien qu’il ne peut supporter sa compagnie et que même il s’en passerait volontiers. Sans rien exiger car elle voit bien qu’il ne la touchera pas, elle soupire. – Ne vous froissez pas, monseigneur, si je m’en vais. Je vais aller dans ma chambre et vous ne vous en serez que mieux. Vous ne prenez pas, il me semble grand plaisir à vous distraire en ma compagnie. Ne vous fâchez pas si je suis si franche et passez la nuit à vous reposer. Vous avez tenu votre engagement et je ne me sens pas le droit de vous en demander plus. Laissez-moi prier Dieu pour vous et je vous quitte. Elle se lève sans que le chevalier ne cherche à la retenir et il la laisse partir comme s’il s’agissait d’une simple camarade, et naturellement elle s’en aperçoit. Dans sa chambre elle se met nue et se couche en se disant que depuis que pour la première fois j’ai connu un chevalier, je n’en ai pas vu un seul qui à mes yeux vaille, par comparaison avec celui-ci, un tiers d’un denier angevin. Je crois deviner qu’il aspire à une si grande chose qu’il n’y eut jamais chevalier qui osât en entreprendre une si périlleuse et si ardue. Que Dieu lui accorde d’en venir à bout. Puis elle ferme les yeux et dort jusqu’aux premières lueurs du jour.
8- Les cheveux de la reine. Sitôt que pointe l’aube, elle s’éveille et se lève. Le chevalier s’éveille à son tour, il s’habille et s’arme sans l’aide d’un serviteur. La demoiselle survient pour constater qu’il est déjà équipé. – Je vous souhaite le bonjour ! lui dit-elle – À vous de même mademoiselle ! Répond le chevalier. Il ajoute qu’il lui tarde qu’on lui sorte son cheval. Elle le lui fait amener. – Monseigneur, je ferai avec vous un bon bout de chemin si vous acceptiez de m’emmener et de hardiment m’escorter selon les us et coutumes du royaume de Logres. Les coutumes et les droits de ce temps-là exigeaient que tout chevalier venant à rencontrer une demoiselle, ou une jeune fille seule, ne lui manque jamais de respect s’il veut conserver sa réputation ; ce qui se produisait moins souvent encore que l’envie de se trancher la gorge. S’il vient à lui manquer d’égards par violence, il sera couvert d’opprobre dans toutes les cours. Mais si elle est accompagnée de chevaliers, quiconque aurait envie de se battre et de la conquérir par les armes a le droit, en étant vainqueur de son escorte, de faire d’elle ce qu’il veut sans encourir ni honte ni blâme. Voila pourquoi la demoiselle lui a demandé s’il serait assez hardi et décidé pour l’escorter suivant la coutume en empêchant quiconque de lui faire violence, et que, dans ce cas elle partirait avec lui. – Jamais personne ne vous fera du mal, répond le chevalier, je vous le garanti. Il faudra d’abord qu’il m’attaque. – J’accepte donc de vous suivre. On lui sort son palefroi qui rejoint le destrier du chevalier qu’ils montent l’un et l’autre sans l’aide d’un écuyer, puis ils piquent des deux. Durant la route elle lui adresse la parole mais il ne répond pas car il n’aime ni le papotage, ni les discours. Penser lui plait mais parler lui pèse. Bien souvent son amour le fait souffrir, c’est comme une plaie qu’il ne songe pas à soigner, dans son cas il n’en a ni l’envie ni le désir, à moins qu’elle ne s’envenime. Que dis–je là ? C’est plutôt cela qu’il recherche par chemins et sentiers. Sans dévier de leur route, ils finissent par approcher d’une fontaine dont l’eau jaillit au milieu d’une prairie. Pour atteindre l’eau un perron a été installé et sur une pierre de ce perron il y a un peigne d’ivoire incrusté d’or oublié par on ne sait qui. Jamais depuis le temps lointain du légendaire géant Isoré, nul fou, ou nul sage, n’en vit d’aussi joli. Aux dents du peigne est restée accrochée une demi poignée de cheveux appartenant à celle qui s’en est servi. Quand la jeune femme aperçoit la fontaine et son perron, elle change de route de peur qu’il ne découvre les cheveux. Comme il se repaît des pensées qui font son bonheur, il ne se rend pas compte tout de suite qu’elle s’écarte de leur itinéraire. Lorsqu’il s’en aperçoit, il pense de prime abord que ce détour est dû à quelque péril. – Arrêtez mademoiselle ! ordonne-t-il, vous n’allez pas du bon côté. Venez par ici ! Jamais personne me semble-t-il, ne fut sur le bon chemin en quittant celui-ci. – Monseigneur, par ici la route sera meilleure, riposte la jeune femme. Je le sais bien. – Mademoiselle, je ne sais pas ce que vous avez en tête mais vous pouvez constater que nous suivons bien le sentier battu. Puisque je m’y suis engagé je ne prendrai pas d’autre direction. S’il vous plaît, revenez car je veux continuer à suivre cette route. Ils reprennent donc le bon chemin et parviennent près du perron. Tous les deux aperçoivent le peigne. – Jamais dans mon souvenir, admet le chevalier, je n’ai vu de peigne aussi joli. – Alors faites m’en cadeau, propose la jeune femme. – Volontiers, mademoiselle. Se baissant alors il attrape le peigne, et le gardant un long moment dans sa main il examine les cheveux. La jeune femme se met à rire. Le remarquant, il lui demande pourquoi elle rit. – N’insistez pas ! répond–elle. Je ne vous dirai rien. – Pourquoi ? – Parce que je ne veux pas. Il la conjure de parler, persuadé qu’entre un vrai ami et une amie véritable il ne peut y avoir de secrets. – S’il existe un être aimé de vous mademoiselle, en son nom je vous prie de ne pas garder plus longtemps ce secret. – Ah ! Que de force a cet appel ! Je vais donc vous parler sincèrement. Ce peigne si mes informations sont bonnes appartient à la reine. Ces cheveux qui, sous vos yeux, sont si lumineux et clairs, proviennent de sa tête et d’aucune autre. – Ma foi dit le chevalier, il y a de par le monde bien des reines ! De laquelle parlez–vous ? – De Genièvre, l’épouse du roi Arthur. Je vous en donne ma parole monseigneur. À ces mots le buste du chevalier s’affaisse comme pris d’une soudaine faiblesse et il s’appuie de tout son poids sur le pommeau de sa selle. La jeune femme stupéfaite n’en croit pas ses yeux. Elle pense même qu’il va tomber. Si elle a peur, inutile de l’en blâmer, elle croit même qu’il s’est évanoui. À vrai dire, c’est tout comme et il s’en faut de bien peu. Il éprouve une telle douleur que pendant un long moment il devient blême et en perd la parole. La jeune femme met pied à terre avec l’intention de le soutenir et l’aider car elle ne veut surtout pas qu’il tombe de cheval. La voyant s’approcher, il se ressaisit. – Qu’alliez-vous faire en vous approchant ? La demoiselle se garde bien de le lui avouer la vérité, il en aurait été trop navré et déconfit. – Monseigneur, je viens chercher le peigne, lui répond-elle d’un ton aimable, c’est pourquoi j’ai mis pied à terre, j’en avais tellement envie que je n’ai pu attendre plus longtemps. Comme il le lui a promis, il lui tend, mais il en retire les cheveux, délicatement afin qu’aucun ne casse. Jamais on ne verra accorder tant de respect à si peu de chose ; il est en adoration. Cent mille fois il les place sur sa bouche, sur ses yeux, sur son front, sur tout le visage. C’est un vertige de joie, c’est tout son bonheur, toute sa richesse. Il les glisse entre sa chemise et sa peau, sur sa poitrine au plus près de son cœur. Il ne les échangerait pas contre tout un chargement d’émeraudes ou d’escarboucles. Il s’estime même désormais à l’abri de l’ulcère et de n’importe quel mal. Fi du Diamargareton, des lamentations, de la Thériaque et fi tout autant de saint Martin et saint Jacques ! Il n’a plus besoin de leur appui tant il a foi en ces cheveux. Qu’avaient donc ces cheveux, quelle propriété spéciale avaient-ils donc ? Si je le dis on me prendra pour un menteur ou un fou… Imaginez la foire du Lendit à Saint-Denis quand elle bat son plein, au moment où circulent le plus de richesses, lui donnerait-on tout, en échange, il n’en voudrait pas, j’en suis persuadé. Il n’aurait pas fallu qu’il trouve ces cheveux. Vous voulez la vérité ? L’or que l’on aurait cent mille fois affiné et autant de fois recuit serait plus sombre que la nuit si on le comparait à ces cheveux. Mais à quoi bon surcharger le récit. La demoiselle se remet rapidement en selle en emportant le peigne et le chevalier trouve son bonheur dans les cheveux qu’il serre sur son cœur.