Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
 6- Le combat du gué.
   Cependant son cheval l’emporte avec rapidité, sans détours et par le meilleur et le chemin le plus directe. Il fait si bien que le voici dans une lande devant un gué. De l’autre côté du gué, tout armé un chevalier monte la garde avec, près de lui, une jeune femme sur un palefroi. On était au milieu de l’après-midi, à l’heure de none, et notre chevalier, celui de la charrette, était toujours sans réactions, plongé dans son apathie. Son cheval aperçoit l’eau belle et claire. Il y court car sa soif est grande.
   – Chevalier ! Je suis le gardien du gué et je vous interdis ce passage ! lui crie l’individu de l’autre côté du gué.
  Notre chevalier ne se rend compte de rien, tandis que son cheval s’élance vers l’eau. L’autre lui braille d’ôter son cheval du gué.
   – Laisse ce gué, hurle-t-il, ce n’est pas par ici que l’on passe ! 
  Et de jurer sur son cœur et ses entrailles qu’il va l’attaquer s’il entre dans l’eau. Notre chevalier toujours plongé dans ses pensées ne l’écoute ni ne l’entend. Son cheval brusquement saute dans l’eau et se met à boire avidement. L’autre clame qu’il va payer cette indiscipline et que ni son écu, ni son haubert ne le protègeront. Le gardien du gué lance son cheval au galop, puis au grand galop et vient heurter de son écu le chevalier de la charrette qui tombe et s’étale au milieu du gué perdant dans le même coup sa lance et l’écu qu’il portait autour du cou. Au contact de l’eau il sursaute tout abasourdi et se lève d’un bond comme s’il se réveillait. Maintenant il entend et il voit clairement. D’où vient le coup qu’il a reçu, s’étonne-t-il ? C’est alors qu’il découvre son assaillant.
   – Vassal, lui crie-t-il, expliquez-moi pourquoi vous m’avez frappé alors que je ne vous savais pas devant moi et que je ne vous avais causé aucun tort ?
   – Si fait, je vous en donne ma parole, c’était le cas, s’écrie l’autre. Pour vous cela ne comptait pas plus qu’un sou, quand par trois fois je vous ai interdit ce gué, et en criant encore, le plus fort possible ! Vous m’avez bien entendu pourtant les deux fois si ce n’est la troisième. Malgré cela vous y êtes entré, contre mon gré. Je vous avais prévenu que je vous attaquerais sitôt que je vous verrais dans l’eau.
  – Au diable celui qui vous vit et vous entendit, même si c’est moi ! C’est peut-être vrai que vous m’avez interdit ce gué mais j’étais plongé dans mes pensées. Si je pouvait attraper votre mors, il vous en cuirait ! 
  – Et qu’arriverait-il si tu tenais le frein de mon cheval ? Essaie pour voir ! Pour moi ton orgueilleuse menace ne compte pas plus qu’une poignée de cendre ! 
  – Je ne veux pas en entendre plus, répond notre chevalier. Advienne que pourra mais je te voudrais déjà à portée de ma main. Toujours au milieu du gué, il s’avance alors vers l’autre toujours à cheval, saisit sa rêne de la main gauche et sa cuisse de la main droite. Il le secoue, le tire et serre si fort que l’homme gémit. Il a l’impression qu’on lui arrache la cuisse. Il demande grâce.
   – Chevalier, ajoute-t-il, si tu veux te battre, prends ton écu, ta lance et ton cheval et joute contre moi.
   – Je n’en ferai rien, répond celui de la charrette, car tu  t’enfuiras dès que je t’aurais lâché.
   En entendant ces mots l’autre a honte.
  – Chevalier, réplique-t-il, tu m’as humilié, j’en ai du dépit mais monte sur ton cheval sans inquiétude, je te donne ma parole de ne pas fuir ni même de m’esquiver.
   – Je veux une garantie. Je veux que tu me fasses le serment de ne pas t’enfuir, de ne pas me toucher, ni de t’approcher de moi avant que je ne sois en selle. Je suis déjà suffisamment généreux en te laissant aller alors que je te tiens.
   L’autre fait le serment car il n’en peut mais. Une fois rassuré le chevalier de la charrette rattrape son écu et sa lance qui flottent au gré de l’eau, loin en aval puis il revient pour prendre son cheval. Une fois en selle il saisit l’écu par ses courroies et pose sa lance en arrêt sur l’arçon, ensuite ils froncent l’un contre l’autre de toute la vitesse des chevaux. 
  Celui qui doit défendre le gué est le premier à porter le coup, le choc est d’une telle violence que sa lance est mise en pièces. Par contre coup, il se retrouve au fond de l’eau qui se referme sur lui. Le chevalier de la charrette recule puis descend de cheval. Il pense être, à coup sûr, capable de chasser devant lui une centaine de guerriers comme celui-là. Il sort du fourreau son épée d’acier, l’autre se redresse d’un bond, tire la sienne solide et flamboyante.
   Ils en viennent l’un contre l’autre, au corps à corps, pour se couvrir, ils poussent en avant leurs écus où resplendit l’or. Les épées s’entrechoquent sans temps morts ni pauses. Les coups sont terribles mais sans résultat au point que le chevalier de la charrette en est honteux. C’est, se dit–il, bien mal m’acquitter de mon devoir que de mettre autant de temps à abattre le premier chevalier croisé en chemin. Hier encore, eut-il rencontré cent hommes comme celui-là aucun n’aurait pu lui résister. Il en est irrité et attristé de se voir au point de gaspiller ses coups et perdre sa journée. Se jetant alors sur l’autre il le harcèle tant et si bien que ce dernier recule et s’enfuit. On peut dire, toutefois, que c’est à contrecœur qu’il cède le passage et l’accès au gué. L’autre le pourchasse tant et si bien que le vaincu tombe en avant. Le chevalier de la charrette lui fonce dessus en jurant que mal lui en a pris de le précipiter dans l’eau et que malheur à lui de l’avoir arraché à ses pensées.
   La demoiselle qui tenait compagnie au chevalier sur l’autre bord du gué a compris le sens de ses menaces. Effrayée, elle supplie le vainqueur de renoncer à tuer le vaincu. Pour elle.
   – Je vais le tuer, répond notre chevalier, sans aucun doute.
  Il ne peut, même pour elle, faire grâce à celui qui lui infligea si grande honte. Il marche sur le vaincu l’épée nue. Celui-ci est gagné par la peur.
   – Pour l’amour de Dieu et pour moi, implore-t-il, accordez-lui la grâce que moi aussi je réclame ! 
  – Dieu me pardonne, répond notre chevalier, si grave que soit le tort que l’on ait pu me faire, jamais je n’ai refusé la grâce la première fois à qui me la réclame pour l’amour de Dieu. Je te l’accorde donc, mais promets-moi de te constituer prisonnier là où je voudrai quand je l’exigerai. Le chevalier du gué en fait le serment bien que cela lui coûte.
   – Généreux chevalier, intervient de nouveau la demoiselle,  puisque tu lui accordes la grâce qu’il te demande et si tu n’as encore jamais affranchi quelqu’un de sa prison, libère celui-ci, pour moi, et pour moi proclame le quitte. Je m’engage le moment venu à te rembourser, selon mes forces, par le don qu’il te plaira.
   Á ses propos, il devine combien elle est amoureuse de ce chevalier, et elle, le sachant, en est humiliée et remplie de gêne. Elle aurait préféré qu’il n’en sache rien. Le prisonnier lui est donc rendu, libre, et le chevalier de la charrette se prépare à partir. La demoiselle et son chevalier lui demandent congé ce qu’il leur accorde et, de son côté le voilà reparti à bonne allure.

7La tentatrice.   
    Bien après l’heure des vêpres il croise une demoiselle très élégante, gracieuse et belle qui le salue en femme bien élevée.
   – Que Dieu vous donne santé et joie mademoiselle !  lui répond–il.
  – Monseigneur, lui propose-t-elle, tout près d’ici ma demeure est prête à vous accueillir si vous le décidez. Cependant, je vous héberge à la condition que vous couchiez avec moi. Je m’offre à vous comme un cadeau.
   Plus d’un pour cette offre l’aurait mille fois remerciée. Mais il s’est rembruni et sa réponse fut singulière.
  - Mademoiselle, lui dit-il, je vous remercie pour votre hospitalité que j’apprécie grandement, mais si vous voulez bien laissons tomber le coucher. Pour moi ce n’est pas indispensable.
   – Vous n’aurez rien d’autre si vous refusez, dusse-je y perdre mes yeux.
  Alors par obligation, il accepte d’en passer par sa volonté. Mais cela lui brise le cœur. Que de tristesse en vue à l’heure du coucher et que de peines et d’orgueil blessé seront le lot de la demoiselle ! Mais peut-être est-elle si éprise de lui qu’elle refusera de l’en tenir quitte ?
   Après la promesse du chevalier de s’exécuter selon son bon plaisir, elle l’entraîne dans une cour d’honneur. C’est la plus belle enceinte qui soit jusqu’en Thessalie, enclose entre de hauts murs à l’abri derrière un fossé profond empli d’eau. Elle y a fait bâtir pour son usage une habitation avec bon nombre de belles chambres et une grande salle d’apparat couverte de tuiles. Toujours chevauchant dans la cour, ils longent une rivière dont on a baissé le pont-levis et, passé le pont, ils pénètrent dans la grande salle dont les portes sont ouvertes. Aucun homme n’est visible, à part le chevalier.
   Á l’intérieur ils découvrent une table recouverte d’une large et longue nappe, éclairée par des chandelles qui brûlent dans leurs chandeliers. Dessus cette table sont disposés des mets, et des hanaps en argent doré sont posés près de deux vases remplis l’un de vin de mûre, l’autre d’un capiteux vin blanc. À côté de la table, au bout d’un banc deux bassins remplis d’eau chaude sont prévus pour se laver les mains et à l’autre bout du banc une serviette joliment ouvragée est là pour s’essuyer. Á l’intérieur de la salle il n’y a ni valets, ni serviteurs ni écuyers. Le chevalier enlève donc son écu  et le baudrier avec son épée qu’il suspend à un crochet, il pose sa lance sur un support et saute au bas de son cheval en même temps que la demoiselle descend du sien.
   Le chevalier apprécie qu’elle soit descendue de cheval sans réclamer son aide. À peine à terre et les chevaux poussés dehors, elle va jusqu’à une chambre et en rapporte un court manteau de fine écarlate pour en revêtir le chevalier, puis elle lui attache le manteau au cou. La salle est lumineuse, encore plus qu’au dehors où brillent les étoiles, car il y a tant de chandelles de toutes les formes que la clarté y est intense.
   – Mon ami, voici l’eau et la serviette, annonce-t-elle, il n’y a personne pour vous servir à table car ici il n’y a que vous et moi. Lavez-vous les mains, et s’il vous plait, asseyez-vous car il est l’heure de se restaurer et le repas nous attend comme vous pouvez le voir.
   Il se lave les mains, s’assied de bonne grâce et elle prend place à côté de lui. Ils mangent, boivent et le repas prend fin.
  – Monseigneur, exige-t-elle, allez dehors vous détendre, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Vous y resterez jusqu’à l’heure où vous supposerez que je suis couchée. Il sera temps de venir me rejoindre si vous êtes toujours décidé à tenir vos engagements. 
   – Je tiendrai mes engagements et je viendrai quand je supposerai le moment venu. 
  Il va dehors, observe que les chevaux ont été conduits à l’écurie, et s’attarde un long moment mais il lui faut rentrer pour tenir sa promesse. Retournant sur ses pas il entre dans la salle et constate que la demoiselle n’est pas là. Où qu’elle soit, se dit-il, je la trouverai ! Entré dans une chambre il entend une voix de femme qui pousse des hauts cris, c’est la voix de la demoiselle. Dans une chambre voisine dont la porte est restée ouverte il s’avance et tombe sur le spectacle de la jeune fille amplement troussée qui est renversée par un homme en travers d’un lit. Elle le voit et sait qu’il va la secourir.
  – Á l’aide ! Á l’aide ! Crie-t-elle d’une voix aiguë. Chevalier, tu es mon hôte et tu es le seul à pouvoir me débarrasser de cet homme couché sur moi. Si tu n’interviens pas rapidement il me déshonorera sous tes yeux. C’est toi et toi seul qui dois coucher avec moi, tu m’en a donné l’assurance. Va-t-il faire ce qu’il veut de moi devant toi et me violer ? Ah ! Noble chevalier, ne recule pas, viens au plus vite à mon secours ! 
  Le chevalier constate de quelle manière ignominieuse l’individu veut forcer la demoiselle déjà dénudée jusqu’au nombril et il est mal à l’aise et confus de les voir ainsi nus l’un contre l’autre, cependant il n’en ressent aucune jalousie. Il sait par contre qu’il lui sera difficile de la secourir car il est désarmé et l’entrée de la chambre est gardée par deux chevalier l’épée à la main et quatre valets se tiennent derrière eux munis chacun d’une hache capable de trancher une vache par le travers aussi aisément qu’une racine de genévrier ou de genêt.
   Arrêté sur le seuil notre chevalier s’interroge: Que faire mon Dieu ? Je me suis mis en campagne pour la cause de la reine Genièvre et je ne peux me permettre d’avoir un cœur de lièvre prêt à fuir ! Si la lâcheté me gouverne, je n’atteindrai jamais mon but. Honte à moi si je renonce ici ! Plutôt mourir ! Je me méprise à cet instant d’avoir seulement songé à fuir et je me sens envahi de la plus noire amertume. C’est vrai, je ressens honte et chagrin d’avoir tant tardé… Que Dieu n’ait jamais pitié de moi, ce n’est pas de l’orgueil si je dis que j’aime mieux mourir dans l’honneur que de vivre dans la honte !  Si la voie était libre, si je pouvais aller de l’avant sans que personne ne s’y oppose où serait mon mérite ? Le pire des hommes pourrait en faire autant. Et cette malheureuse qui ne cesse de m’implorer, qui me supplie de tenir ma promesse et me fait les plus durs reproches !...
   Il s’approche de la porte, passe la tête et le cou et voit deux lourdes épées à l’instant de s’abattre. Il fait un bon en arrière au dernier moment sans qu’il soit possible aux deux chevaliers de retenir leur coup. Ils ont si violemment abattu leur arme qu’en heurtant le sol les épées éclatent en morceaux. Apercevant les épées brisées, il ne craint plus les chevaliers et les haches l'impressionnent moins. Il se jette alors au milieu des valets, frappe du poing l’un ensuite un autre. Jouant des coudes et des bras, il envoie au sol de tout leur long les deux premiers ; la troisième hache le rate, mais le quatrième attaquant lui porte un coup qui lui fend le manteau et la chemise au ras de l’épaule. Le fer érafle la peau, faisant sourdre le sang goutte à goutte. Sans s’interrompre et sans se plaindre il fonce à grandes enjambées sur celui qui cherchait à violer l’hôtesse. Il l’agrippe aux tempes et malgré sa résistance, le remet debout.
   Il agit finalement comme s’il avait l’intention, avant de repartir, de s’acquitter de sa promesse. Pendant ce temps le valet qui l’avait raté revient à la charge la hache haut levée persuadé de parvenir à lui fendre le crâne jusqu’aux dents. Habilement, il pousse en avant le violeur que le valet atteint à la jointure de l’épaule et du cou qu’il sépare l’un de l’autre. Lâchant l’homme, le chevalier arrache vivement la hache des mains du valet alors qu’accourent sur lui les deux chevaliers et les trois porteurs de hache lesquels lui livrent une attaque sans merci. Avec souplesse et d’un bond il se place entre le lit et le mur.
  – Allez-y ! Tous sur moi, leur crie-t-il ! Quand je suis ainsi retranché, seriez-vous trente six que vous auriez devant vous une résistance impitoyable et quelqu’un que vous ne ferez pas reculer.
  – Sur mes yeux ! s’écrie la demoiselle qui le regarde faire, vous n’aurez plus rien à craindre tant que je serai près de vous ! 
  Sur-le-champ elle renvoie les chevaliers et les valets et tous abandonnent les lieux promptement et sans discuter.
  – Monseigneur, ajoute-t-elle, vous avez parfaitement assuré ma défense face aux gens de ma maison. Venez, maintenant je vous emmène.
  
   
à suivre,