Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète
La littérature est un art de combat.
23- Le duel judiciaire - Méléagant vs Lancelot 2ème. Au matin, la reine s’est assoupie abritée par la courtine de son lit, sans avoir pris garde à ses draps qu’elle suppose toujours bien blancs et beaux. Méléagant aussitôt levé et prêt, accompagné de ses compagnons, prend la direction de la chambre de la reine. Elle s’éveille. Il écarte la courtine et voit alors les draps tachés de sang frais. Il donne une bourrade complice à ses compagnons et prompt à voir le mal, il tourne son regard vers le lit du sénéchal Keu. Il constate que ses draps sont également tachés de sang car ses plaies se sont rouvertes dans la nuit.
– Madame, s’écrit-il, j’ai trouvé les preuves qu’il me fallait ! Il faut être véritablement fou pour vouloir garder une femme rien que pour soi, c’est perdre son temps et sa peine. Elle échappe plus vite à qui la surveille qu’à celui qui s’en moque. Et il a vraiment fait bonne garde mon père qui vous protége de moi. S’il vous a bien gardé de moi, cette nuit le sénéchal Keu vous a approché malgré ses blessures, et il a obtenu de vous tout son plaisir car il y a une preuve formelle. – Laquelle ? – Le sang que je vois sur vos draps, puisqu’il faut vous le préciser ! Ce que je devine, je le prouve en découvrant sur vos draps comme sur les siens le sang qui coula de ses plaies. Ce sont des preuves avérées. Pour la première fois la reine avise sur l’un et l’autre lit les draps ensanglantés. Elle en rougit de confusion. – Que Dieu me protège, affirme-t-elle ! Ce sang sur mes draps, que je remarque maintenant, n’est pas celui de Keu mais le mien, car j’ai saigné du nez cette nuit. – Sur ma tête ! riposte Méléagant, tous vos discours sont inutiles, autant que de chercher à simuler. Vous êtes bel et bien coupable et la vérité sera prouvée. Il se tourne vers les gardes qui étaient présents. Seigneurs, ne bougez pas d’ici ! Veillez à ce que les draps ne soient pas enlevés de ce lit. Quand il l’aura vu, le roi me rendra justice. Méléagant part à la recherche du roi et l’ayant trouvé, il se jette à ses pieds. – Sire, venez voir ce que vous ne soupçonneriez pas. Venez près de la reine et vous y verrez un vrai prodige comme je l’ai vu moi-même. Mais avant que vous n’y alliez, je vous prie de ne pas oublier par la suite de me rendre justice. Vous connaissez les périls que j’ai encouru pour la reine et vous êtes allé jusqu’à devenir mon ennemi en la faisant garder contre moi. Ce matin, j’ai jeté un œil sur son sommeil et j’en ai vu suffisamment pour que je sois certain que Keu couche avec elle toutes les nuits. Pour Dieu, ne m’en veuillez pas si je m’en plains et si j’en suis contrarié car mon indignation explose quand je la vois me détester et me mépriser, alors que ce Keu chaque nuit couche avec elle. – Tais-toi donc ! Je n’en crois rien, marmonne le roi, surpris. – Sire, venez voir les draps et l’état où Keu les a mis. Puisque vous ne me croyez pas sur parole et que vous supposez toujours que je vous mens, venez vous-même voir les draps et les couvertures tachés du sang de Keu. – Soit ! Allons-y pour que je puisse me rendre compte de visu, car je veux le voir et grâce à mes yeux je connaîtrai la vérité. Le roi se rend tout aussitôt dans la chambre où il trouve la reine en train de se lever. Il voit le sang sur ses draps ainsi que sur ceux de Keu. – Madame, l’affaire se gâte si ce que dit mon fils est vrai, s’indigne le roi. – Dieu m’en soit témoin, répond la reine, jamais même à propos d’un rêve on n’inventa un si noir mensonge ! Je crois que le sénéchal Keu est si courtois et loyal qu’il ne mérite pas d’être accusé. Je ne mets pas mon corps à l’encan ni n’en fait l’offrande et Keu n’est pas homme en vérité à me faire pareille demande. Je n’ai jamais eu l’envie d’y céder et ne le ferai jamais. – Sire, je vous serais reconnaissant, adjure Méléagant, de faire en sorte que Keu paye cher sa folle initiative et que la reine en ait la flétrissure. La justice relève de vous, elle vous concerne et j’insiste pour vous demander réparation. Keu a trahi le roi Arthur qui se fiait à lui au point de lui remettre ce qu’il a de plus cher au monde. – Sire, souffrez que je réponde, intervient Keu afin de me défendre. Quand j’aurai quitté ce bas monde alors que Dieu condamne mon âme si j’ai couché avec ma dame ! J’accepterais plutôt la mort que d’avoir tenté un affront aussi laid envers mon seigneur. Puisse Dieu me maintenir en l’état où je suis et au contraire, que la mort me saisisse à l’instant si j’en ai jamais eu seulement la pensée ! Je sais au moins que mes plaies ont saigné cette nuit en abondance et que mes draps s’en trouvent ensanglantés, je sais aussi que votre fils n’a aucun droit de ne pas me croire. – Vraiment, par Dieu, s’exclame Méléagant, des démons et des diables cette nuit vous ont pris au piège ! Vous aviez trop d’ardeur et à vous tuer à la peine vos plaies se sont rouvertes, c’est sûr ! Vos beaux récits à tous les deux sont sans valeurs, le sang des deux côtés est une preuve, constatée et bien visible. La justice exige que l’on paie son crime quand on est pris sur le fait. Jamais un chevalier de votre dignité n’a commis un tel manquement et vous voici maintenant couvert d’opprobre. – Sire, sire, supplie Keu, je veux défendre ma dame et moi-même contre l’accusation de votre fils. Il me torture par bien des supplices, mais même s’il m’accable, aujourd’hui il n’a pas le droit pour lui. – Il n’est pas question de vous battre, tranche le roi, vous souffrez trop. – Sire, si vous me le permettez, affaibli comme je le suis, je veux quand même me battre contre lui et lui montrer que je suis innocent du forfait dont il me charge, implore Keu. Pendant ce temps et discrètement, la reine a fait appeler Lancelot. Elle annonce qu’elle aura un chevalier qui défendra Keu contre Méléagant, si ce dernier accepte le risque. – Je n’excepte aucun chevalier, fut-il un géant, dans ce combat où l’un sera le vaincu ! s’écrie Méléagant. À cet instant entre Lancelot. Dès qu’elle le voit la reine développe l'accusation, devant tous, jeunes ou vieux, la troupe des chevaliers ayant remplie toute la pièce. – Lancelot, s’écrie-t-elle, voici l’outrage dont m’accuse Méléagant et j’en serai toute discréditée auprès de ceux qui vont l’apprendre si vous n’obtenez pas qu’il se rétracte. Cette nuit, prétend-il Keu aurait couché avec moi parce qu’il a vu mes draps et les siens tout tachés de sang. Keu en sera convaincu s’il ne peut se défendre contre lui, ou se faire remplacer dans ce combat par un autre venu à son aide. – Vous n’avez pas à plaider vous-même quand je suis près de vous, répond Lancelot. Qu’importe que l’on soupçonne ou lui ou vous ! Je suis prêt à soutenir par les armes que Keu n’en eut jamais l’idée et si j’ai quelques forces je l’en défendrai de mon mieux et combattrai pour lui. Méléagant bondit en avant. – Que Dieu ait mon âme ! C’est tout ce que je désire et que nul n’aille croire que cela m’afflige ! – Sire roi, je m’y connais en matière de droit, procès et jugements, affirme Lancelot. Un combat sur un tel soupçon ne peut aller sans un serment. – Eh bien soit pour les serments, car je sais que j’ai le droit pour moi ! s’empresse Méléagant, sans la moindre crainte. Que l’on apporte à l’instant les reliques du saint ! ordonne-t-il. – Que Dieu m’en soit témoin, l’admoneste Lancelot, pour accomplir l’acte que vous dites, il faut ne pas connaître le sénéchal pour douter de sa parole. Ils réclament leurs chevaux et demandent leurs armes, que l’on apporte. De jeunes guerriers les équipent. Les voici armés. Déjà on a sorti les reliques. Méléagant et Lancelot s’avancent puis se mettent à genoux. Méléagant étend la main vers les reliques et jure. – J’en prends Dieu et son saint à témoins : Cette nuit le sénéchal Keu fut pour la reine un compagnon de lit et il a pris d’elle tout son plaisir. – Je te reprends comme parjure, déclare Lancelot et je jure à mon tour qu’il n’a pas couché avec elle et qu’ils n’ont pas eu de relations charnelles. Que Dieu exerce sa vengeance sur celui qui a menti et qu’il en donne un signe manifeste ! Mais il est un autre serment que je veux ajouter : Je jure, même si cela en attriste plus d’un, que s’il m’est donné aujourd’hui de vaincre Méléagant, c’est là l’aide que je demande à Dieu et à son saint dont voici les reliques, je serai sans pitié pour lui. Ce qui ne réjouit pas le roi. Une fois les serments prêtés, les chevaux leur sont avancés, des montures d’excellente qualité. Ils se mettent en selle et foncent l’un sur l’autre de toute la puissance de leurs montures, au plus fort du galop ils se portent un tel coup qu’il ne reste plus rien des lances hormis ce qu’ils tiennent au poing. Chacun a jeté l’autre à terre mais loin d’être morts ils se relèvent aussitôt et cherchent avant tout à blesser l’autre en attaquant du tranchant de l’épée et des étincelles fusent des heaumes. Ils se livrent de si furieux assauts de leurs épées, que, dans un continuel va et vient, ils échangent leurs coups au corps à corps sans se donner une seule pause pour reprendre haleine. Le roi, de plus en plus mal à l’aise, fait appel à la reine venue s’accouder là haut dans les loges de la tour. – Au nom de Dieu le créateur, la supplie-t-il, il faut qu’elle consente à ce qu’ils se séparent ! – Ce qui vous plaît lui répond la reine me convient aussi, en toute franchise et je ne m’y oppose pas. Lancelot a entendu ce que la reine a répondu et dès lors il cesse de combattre tandis que Méléagant frappe de plus belle et sans relâche. Alors le roi se jette entre eux deux et retient son fils qui clame haut et fort qu’il se moque de la paix. – Je veux me battre et je me moque de la paix ! – Tais–toi donc ! riposte le roi, tu ferais bien de m’écouter. Si tu m’écoutes, tu n’en retireras ni honte ni préjudice, à toi de voir. As-tu oublié que tu as juré bataille contre lui à la cour du roi Arthur ? Eh bien, ne doute pas un seul instant que si tu t’en sors bien, tu y recevras bien plus d’honneur. Le roi parvient à le calmer et on les sépare. Lancelot, impatient de retrouver monseigneur Gauvain demande la permission de partir d’abord au roi, puis à la reine.
24- Lancelot disparaît.
Il s’achemine au plus vite vers le Pont sous l’Eau accompagné d’une troupe nombreuse de chevaliers que, pour de multiples raisons, il aurait estimé préférable qu’ils soient restés près du roi. Après avoir parcouru de longues étapes ils approchent enfin du Pont sous l’Eau. Il leur reste une lieue à effectuer pour que le pont soit à portée de la vue c’est alors qu’un nain se précipite à leur rencontre monté sur un grand cheval de chasse qu’il menace et fouette avec un grand fouet à lanières. Il apostrophe la petite troupe. – Qui d’entre vous est Lancelot ? Ne craignez rien car je suis des vôtres et parlez en toute confiance car j’agis pour votre bien. – C’est moi, répond Lancelot de lui-même. – Ah ! Noble chevalier, abandonne ici ces gens, aie confiance et viens seul avec moi, lui commande le nain. Je veux te conduire dans un bon endroit où sont réunisnombre d’amis, mais qu’à aucun prix on ne te suive et qu’au contraire on nous attende ici. Nous reviendrons dans un instant. Ainsi Lancelot, sans se méfier demande à ses gens de l’attendre, puis il suit ce traître de nain. Ceux qui l’attendent attendront longtemps car ceux qui l’ont maintenant capturé n’ont guère envie de le restituer. Ses compagnons en ne le voyant pas revenir sont au désespoir sans savoir quoi faire, tous ont compris que le nain les a trompés et, inutile de se le demander, ils en sont mortifiés. Ils partent à sa recherche mais sans savoir où le chercher. Enfin, ils se réunissent en assemblée et décident, suivant en cela les plus sages, d’aller jusqu’au Pont sous l’Eau qui est proche et de chercher ensuite Lancelot avec l’aide de Gauvain, s’ils le trouvent. Dès leur arrivée près du pont, ils aperçoivent monseigneur Gauvain qui ayant basculé est tombé dans l’eau profonde. Tantôt il apparaît, tantôt il coule, on le voit flotter puis l’instant d’après il disparaît. Ils se précipitent pour l’agripper à l’aide de branches, de perches ou de crochets. Il n’a plus que son haubert sur le dos et sur la tête son heaume qui à lui seul en vaut dix ordinaires, ses chausses de fer, encore fixées, sont toutes oxydées par la sueur, tant il a souffert et traversé en vainqueur nombre de périls et d’assauts. Sa lance et son écu sont restés sur son cheval, sur l’autre rive. En le retirant du torrent personne ne le croit vivant tant il a bu d’eau. Après avoir vomi et qu’un souffle de vie passe de nouveau entre ses lèvres et dès qu’il eut recouvré sa voix, il demande à ceux qu’il voit autour de lui ce qu’ils savent de la reine. Ils lui répondent que le roi Bademagu reste auprès d’elle pour la servir et veiller sur son honneur. – Est-il déjà venu quelqu’un dans ce pays pour la chercher ? – Oui, affirment–ils. – Qui ? – Lancelot du Lac, en passant par le Pont de l’Épée il est venu à son secours et l’a délivrée ainsi que nous tous, mais un nabot nous a trahis, un nain bossu et grimaçant qui nous a joué un vilain tour en nous enlevant Lancelot. Nous ne savons pas ce qu’il est advenu de lui. – Quand était-ce ? – Aujourd’hui même, monseigneur, tout près d’ici alors que nous venions à votre rencontre. – Et comment Lancelot s’est-il comporté depuis son arrivée dans ce pays ? demande Gauvain. Ils lui racontent tout, du début jusqu’à maintenant, sans oublier un seul détail. Ils ajoutent que la reine l’attend en affirmant qu’elle ne partira de ce pays qu’après l’avoir vu ou après en avoir reçu des nouvelles avérées. – Nous allons quitter ce pont et partir à la recherche de Lancelot, décide monseigneur Gauvain. Les autres sont plutôt d’avis que l’on retourne auprès de la reine, car c’est au roi Bademagu d’ordonner la recherche. Si, comme on peut le penser, c’est son fils Méléagant, parce qu’il le hait, qui l’a fait jeter en prison par traîtrise dans un endroit inconnu et si le roi l’apprend, il exigera qu’on le libère. Il faut attendre. Tout le monde tombe d’accord et on se met en route. On approche enfin de la cour où se trouvent la reine et le sénéchal Keu, mais aussi le renégat qui les a mis au désespoir à propos de Lancelot. La nouvelle qui parvient à la reine est bien peu agréable, elle s’en accommode pourtant et réagit le moins tristement possible car elle doit faire bonne figure à monseigneur Gauvain. Cependant elle ne peut totalement cacher son chagrin pour Lancelot et sur le moment elle croit défaillir, mais devant Gauvain elle parait folle de joie. Toute la cour est bouleversée et le roi se serait fait une joie d’accueillir Gauvain et de faire sa connaissance, mais il est abattu et prostré, le coeur lourd à l’idée de cette nouvelle trahison. La reine le presse et insiste pour que soient lancées les recherches d’un bout à l’autre de ses terres sans perdre un instant. Monseigneur Gauvin, Keu, tous joignent leurs voix à celle de la reine et l’en prient instamment. – Laissez-moi m’en charger, déclare le roi, et ne me le demandez plus. J’y suis prêt depuis longtemps et je saurai diriger cette recherche sans que l’on m’en prie.